mardi 28 février 2017

Bartok et le folklore comparé : un humaniste face au nationalisme


Comme l'a très bien dit notre bel Amiral dans son article annonçant le thème du mois, chez les G-Spots on aime aborder la musique par arborescence, et plus c'est sinueux plus ça nous botte. Assurément, avec le thème de ce doux mois de février, on tape une fois de plus dans le mille : le folklore.

Folklore, folklore... j'ai fait tourné ce mot dans ma caboche des semaines et des semaines sans jamais vraiment en saisir le sens exact. Plusieurs images se sont succédées : des femmes slaves avec des rubans de toutes les couleurs dans les cheveux, des costumes, des recettes, des pas de danse bien spécifiques... Des créatures sublimes et terrifiantes des mythe et légendes, en passant par des notions un peu plus concrètes comme l'intelligence paysanne, le folklore semble se matérialiser sous tellement de formes différentes qu'il en devient difficilement identifiable. 


Un bien joli diaporama que tout ça, une bien belle carte postale ; mais malgré tout, le côté ineffable du truc s'imposait à moi. Après un débrief avec les copains des G-Spots et d'autres personnes de mon entourage, force est de constater que chaque personne associe au folklore des concepts différents, parfois antagonistes : tradition, mythe, rite, religion, paganisme, coutumes, transmission, universalité, localité, identité, oralité... fragilité surtout.

Après avoir tourné le truc plusieurs fois dans ma tête, je vous donne ma définition : le folklore, c'est tout ce qui appartient aux peuples, les définissent à travers les âges, et qui ne relève pas de la culture savante. Il est pour ainsi dire la sève des peuples, l'hydrolat des civilisations. Quelque chose aussi bien culturel qu’introspectif qui nous renseigne sur une civilisation, une époque.

C'est bien mignon tout ça, c'est poétique. Mais, déjà, un certain nombre de questions bien concrètes s'imposent à notre esprit d'homo sapiens sapiens post-moderne : le folklore est-il figé dans le temps ? Est-il uniquement l’apanage du passé ou peut-on trouver des formes contemporaines de folklore ? L'Homme moderne possède t-il seulement encore les outils intellectuels nécessaires pour penser le folklore ? Dans un monde où tout est de plus en plus globalisé, libéralisé à outrance et placé sous l'égide d'une hégémonie cultuelle de plus en plus acceptée, penser le folklore n'est-elle pas une entreprise désespérément vaine, vouée à l'absurde et au non-sens ?

Ouais, le folklore... voilà un sujet hautement philosophique, politique aussi. Vous avez quatre heure.

Non, laissons les dissertations thèse-antithèse-synthèse au placard, et intéressons-nous plutôt à la notion de folklore vue par le prisme de la musicologie, ou plutôt devrai-je dire, de l'ethnomusicologie. Cette discipline culturelle et sociale, fruit de la rencontre entre sciences humaines et études musicologiques, tend à analyser, à travers des missions ethnographiques et une collecte minutieuse d'enregistrements, les rapports entre musique et société.

Pour prendre un exemple extra-musical assez parlant, on peut voir l’ethnomusicologie comme le pendant musical de la démarche anthropologique et cinématographique de quelqu'un comme Jean Rouch. Cet illustre documentariste et père de l'ethno-fiction a su capter sur le vif une vérité abrupte et troublante des coutumes les plus ésotériques du peuple des Dogons.

  A gauche, Jean Rouch. A droite, une scène de transe chamanique extrait du film Les Maîtres Fous (1954)
 
Vous l'aurez compris, par son caractère inter-disciplinaire, l’ethnomusicologie soulève tout un tas de problématiques aussi passionnantes que complexes ; mais dans le cadre de cet article, nous allons principalement insister sur deux points essentiels : premièrement, il est important de mettre en exergue la démarche de voyageur de l’ethnomusicologue. Plus qu'un théoricien de la musique, il est avant tout un explorateur animé par une volonté humaniste d'aller directement à la rencontre des peuples pour collecter et archiver des cultures orales. Au-delà de ce qui pourrait paraître une simple mission de documentaliste, l’ethnomusicologue laisse une trace ; en quelque sorte, il se porte garant d'un vestige.

Deuxièmement, il est essentiel de souligner la véritable rupture que constitue la démarche ethnomusicale. Si il est vrai qu'aujourd'hui ce terme englobe aussi bien les musiques traditionnelles que les musiques plus savantes, initialement, l'ethnomusicologie s'évertuait avant tout à mettre en valeur les musiques populaires jusqu'alors délaissées voire dénigrées par les études musicologiques classique et, plus largement, par les compositeurs eux même. Cette notion de rupture - de modernité aussi - vis-à-vis d'un certain dogme musical est primordiale pour bien comprendre les enjeux esthétiques et politiques qu'est susceptible de soulever l’ethnomusicologie, enjeux sur lesquels nous aurons l'occasion de revenir un peu plus tard.

Parmi les dignes représentants de cette discipline, on retrouve évidemment Marcel Cellier, grand musicien, éminent ethnologue bien sûr et vulgarisateur de génie, sur lequel je n'en dirai pas plus car notre intrépide Amiral Animal lui a en partie consacré son dernier article.
 
A la base de l’ethnomusicologie, on trouve également un obscure compositeur hongrois.. oh, trois fois rien... un certain Bela Bartok. Immense compositeur, esprit visionnaire et novateur à cheval entre deux siècles - le XIXe et le XXe - , Bela Bartok, dont l’œuvre fut aussi bien acclamée que décriée, a laissé derrière lui un héritage considérable, inestimable. A l'image d'autres compositeurs de son époque - Stravinsky, Ravel, Satie, Schoenberg, pour ne citer qu'eux - , la musique de Bartok contribua - pour le dire un peu simplement - à dépoussiérer la vieille musique occidentale à grand renfort d'atonalité, de dissonances et de gammes pentatoniques. Jugée scandaleuse et/ou inécoutable par certains académiciens, la musique de Bartok, aussi savante et complexe soit-elle, n'en est pas moins empreinte de différentes touches folkloriques - hongroises, roumaines, slovaques -, qui, malgré tout la rend très accessible, très populaire au sens noble du terme. Parfois tendue et tourmentée, pour ne pas dire expressionniste, l'univers de Bela Bartok est ontologiquement étrange et mystérieux. Sa musique est troublée et troublante ; elle est chargée de passions aussi flamboyante que menaçantes, aussi contemplatives que déchainées, aussi percussives que nébuleuses.

 
Danses Roumaines, 1910.
 
 
Allegro Barbaro, 1911. 
 
 
Le château de Barbe-Bleue, 1918.

Plus qu'au compositeur, intéressons-nous maintenant au « scientifique » ; car outre son œuvre musicale majeure, Bartok s'est également illustré dans le domaines des sciences humaines et sociales en appliquant des principes diffusionnistes au domaine des études musicologiques : c'est ce qu'il appellera « le folklore comparé ». Comme en linguistique, cette approche tend à analyser et identifier les spécificités musicales des peuples selon leur répartition dans l'aire et leur distribution géographique. Au-delà de l’affirmation des spécificités culturelles inérantes à chaque groupe humain, le folklore comparé s’évertue aussi à étudier et à mettre en valeur les ramifications et les dialogues que peuvent entretenir ces différents folklores entre eux. Tout en étant très essentialiste, le folklore comparé n'est pas clivant pour autant. Bartok place les choses dans une perspective humaniste : tout en essayant de comprendre et d'analyser ce qui forge une identité culturelle, il n'oublie pas de mettre en relief leur perméabilité essentielle.

Malheureusement, comme toute démarche visant à déterminer les spécificités culturelles des peuples, soulignant de fait les éventuelles revendications politiques et nationalistes qui peuvent en découler, le folklore comparé fut parfois mal compris. Aussi, aujourd'hui encore, Bartok continue de se taper une réputation peu justifiée - on le verra par la suite - de vilain nationaliste auprès de certains esprits anachroniques.

Pour ne pas nier l'importance de l'Histoire, il est primordial de bien comprendre le contexte politique et culturel qui a rendu possible la démarche intellectuelle de Bartok : les tensions nationalistes et identitaires qui précipitèrent la chute de l'Empire Austro-hongrois (1867-1918) d'une part, et d'autre part, l'engouement tout particulier au début du XXe siècle pour les sciences humaines et sociales.

Vaste entreprise d'unification des peuples Germaniques et Magyars, l'Empire austro-hongrois, alors placé sous l’autorité des Habsbourg-Lorraine, fut en fait un immense empire pluriethnique, entre autre composé de minorités d'ascendance slave (tchèques, slovaques, polonais, ukrainiens, croates, serbes...). En réalité, cette minorité n'en était pas vraiment une ; « l'élément slave » représentait environ 45% de la population totale de l'Empire austro-hongrois. Face à ces deux communautés non pas majoritaires mais dominantes, ces peuples slaves vivent mal l'hégémonie politique, linguistique et culturelle qu'impose le régime de double monarchie. Des tensions nationalistes et identitaires émergèrent, se concrétisant par un certain nombre de revendications politiques et de révoltes populaires. Alors fragilisée par le Première Guerre mondiale, l'apparente unification de ce vaste empire de 700 000 km² finira par se disloquer complètement, menant ainsi à la création de sept nations souveraines.
 
Il convient également de rappeler le contexte culturel dans lequel s'inscrit la démarche ethnomusicale de Bartok. Favorisées par la modernité qu'engendre la Révolution Industrielle à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, les sciences humaines et sociales - ainsi que toutes leurs sous-branches - bénéficient d'un engouement tout particulier. Renforcées par le « boom » du darwinisme et de la psychanalyse, il semble que les nations de la vieille Europe s'interrogent sur leurs origines et sur tout ce qui tend à les définir en tant qu'humain et en tant que nation; via tout un tas de disciplines, les grands pays européens se lancèrent alors dans une vaste étude introspective, psychologique et culturelle de leur substantifique moelle.

Dans ce contexte politique et culturel bien particulier, on comprend mieux pourquoi, en ce début de XXe siècle, cette notion de folklore comparé eu particulièrement le vent en poupe. Il sera notamment prisé par les grandes universités européennes qui alloueront à cette sous-branche de l'anthropologie des crédits de recherche importants.

Aussi, Bartok, épaulé par le compositeur Zoltan Kodály, se lança alors dans un long travail d'archivage. Ils arpentèrent avec un phonographe les campagnes d'Europe centrale pour enregistrer et compiler un certain nombre de musiques, danses et chants traditionnels roumains, slovaques et hongrois. Les résultats de ces différentes expéditions ethnomusicales sont conséquent : Bartók a recueilli 3 400 mélodies roumaines, 3 000 slovaques, et la Hongrie arrive en 3e position, avec « seulement » 2 700 mélodies.


Ce dernier chiffre, quantitativement inférieur aux deux autres, agacera prodigieusement les nationalistes hongrois. Ils accuseront Bartok d'avoir volontairement délaissé le folklore hongrois aux profits d'autres, trahissant de fait la cause nationale. Plus tard, dans un article datant de 1937, Bartok reviendra sur cette polémique :

« Prenons par exemple un folkloriste de nationalité A, qui, après avoir à peu près épuisé le matériel folklorique de son pays, conçoit le projet "criminel" d'entreprendre des recherches dans un pays voisin, à désigner par B. Pourquoi ? Parce que - tous les savants le savent - il faut étudier le matériel du pays B - et des pays C, D, etc. - pour connaître la véritable essence du matériel du pays A. Mais que se passera-t-il ? Ce savant sera traité de tous les noms par ses compatriotes pour avoir "gaspillé" son temps à l'étude, à la collecte et à la conservation des trésors culturels d'une nation "rivale". »

Tout en pensant la question identitaire européenne, Bartok n'en fut pas moins un observateur aguerri des différentes dérives liées à cette même question. N'en déplaise à certains, il fut un farouche opposant au régime nazi, et demanda même à ce que ses œuvres soient exposées en 1938 lors de la sinistre exposition sur la musique dégénérée de Düsseldorf. 

Éminent connaisseur des musiques folkloriques slaves, Bartok n'en fut pas moins un compositeur curieux et avide de nouvelles expériences musicales, notamment par son attrait pour les musiques traditionnelles arabes et irakiennes.

La démarche de Bartok n'avait rien de clivante, elle n'avait rien d'idéologique ; au contraire, elle semblait motivée par une réelle curiosité humaniste, un réel amour des peuples, de la paysannerie et de leurs savoirs ancestraux. Oui, Bartok fut un humaniste et c'est important de le re-souligner ici, car c'est un aspect trop peu mis en avant lorsque l'on aborde le sujet - épineux pour les pros comme pour les anti - du folklore comparé.

 Un grand merci à CereBra qui m'a grandement  aidé pour la préparation de cet article.