Musique et politique font-elles bon ménage ? La musique est-elle politique même sans le revendiquer ? Si l'idée que la musique peut ou doit se politiser est aujourd'hui communément admise, le concept que la musique peut nourrir l'idée politique, en être un moteur ou devenir elle même politique est moins évidente.
Nombreux sont les artistes qui utilisent leur médium artistique pour donner un avis sur des questions politiques ; la protest song est aujourd'hui un produit de plus qu'il est parfois bon d'ajouter à sa discographie pour plus de crédibilité, tout est question de communication.
S'il existe bel et bien des artistes qui modulent l'idée politique, voire s'aventurent à redéfinir la notion même de ce qui est politique ou non, ce sont les membres de Laibach. Rejetons géniaux du collectif protéiforme et politique du Neue Slowenische Kunst (NSK), Laibach est l'entité musicale du NSK, industrielle et sarcastique. Le but de cet article n'est pas tant de définir ce qu'est Laibach ( je vous envoie sur ce point à l'excellent livre d'Alexei Monroe synthétisant la pensée politique du NSK: Interrogation Machine: Laibach and NSK, 2005 ) mais comment Laibach se nourrit de pensée politique jusqu'à être devenu un objet non identifié du paysage culturel de ces vingt dernières années.
Objet non identifié car responsable d'une stratégie géniale qui a mené le groupe a réussir à se produire en août 2015 dans le cadre de sa tournée à Pyongyang en Corée du Nord. Tous les attachés de presse des stars les plus bankables ont dû s'en mordre les doigts, c'est Laibach et non pas une star sans aspérité qui a réussi à briser le mur de la dictature nord-coréenne et à se produire de manière officielle dans ce pays farouche à toute ouverture et à toute discussion diplomatique. Pour comprendre ce coup de génie, il convient tout d'abord de s'attarder sur la chronologie d'un tel projet, puis de s'attarder sur la signification politique d'un groupe tel que Laibach.
D'un point de vue factuel, Laibach avait toutes les raisons logiques d'aller se produire en Corée du Nord : l'existence même de Laibach peut en effet se résumer à l'analyse de l'idée de totalitarisme, de fascisme des idées. Quoi de mieux que la Corée du Nord comme vaste terrain empirique ? De plus, on peut aussi se dire que Laibach a toujours su manier avec beaucoup de subtilité et de centième degré les symboles totalitaires, la Corée du Nord ressemblant à une vaste farce, un caprice politique, on peut se dire que ces deux là étaient fait pour s'entendre. Car si la Corée du Nord a pu ouvrir ses portes à Laibach, c'est certainement parce que le groupe a toujours su faire preuve d'une stratégie qui incluait des éléments politique en son sein.
Loin du politiquement admis, Laibach n'a eu de cesse durant toute sa carrière de faire preuve d'une conscience politique aiguisée. On ne juge pas ici les idées, mais la mise en action des idées. La Slovénie est un état qui comme tous les pays de l'Europe proche de l'Est, a développé une conscience politique particulière, au-delà du schisme des pays latins. En cause, le vécu politique de ce pays qui a successivement connu les horreurs du régime nazi, puis celles du régime soviétique. Laibach ne s'est jamais caché de faire du kitsch totalitaire une marque de fabrique, conséquence visuelle de l'entité et de la pensée NSK.
A manier les extrémités, Laibach passe, pour le grand public et pour ceux qui ne se sont jamais intéressés au NSK, comme un groupe extrême. Mais c'est sans compter que c'est en maniant ces mêmes extrémités que le NSK et Laibach ont su développer une analyse pertinente de la pensée politique actuelle, à l'avant-garde du débat communément admis. Usant et abusant de l'iconographie totalitaire et nationaliste, le NSK se pose comme une question sans réponse à la politique actuelle, rejoignant de par cet état de fait une démarche dadaïste au possible.
Pour preuve, la croix qui apparait sur les brassards des membres de Laibach est la croix de Malevich. Très connu pour son carré noir sur fond blanc, la plupart des gens ignorent la pensée politique de Malevich, pourtant très présente tout au long de son œuvre. Se déclarant lui même suprémaciste en art, l'artiste prônait une forme de l'Art pour l'Art, une négation de l'engagement politique. Comme il l'écrivait à la fin de sa vie : "L'Art n'a pas besoin de nous, et n'aura jamais besoin de nous". Nous sommes donc là face à une vision pure de la création artistique, non pas comme fin mais comme entité à part entière, existant pour et par elle-même. Je pense que Laibach possède la même suprématie idéologique dans son discours artistique : la politique pour l'idée de la politique, et non pas pour les notions ou point de vue qui composent cette Idée politique.
Cette conceptualisation extrême fait tomber le sens de l'idée politique : extrême droite ou extrême gauche, toutes deux tendent vers le même fait : la réalisation d'une idée politique, peu importe son contenu. Approche radicale qui, dans le cadre d'une production artistique et intellectuelle comme celle du NSK, prend tout son sens. Dans un monde où les idées sont reléguées au dernier plan du discours politique, Laibach est en fin de compte le seul groupe qui peut se permettre d'aller en Corée du Nord. Ni pour, ni contre, ils embrassent l'existence politique sans jugement ou avis tranché, moralisateur ou accusateur. Laibach est, en fin de compte, toutes les pensées politiques qui, en se dévorant les unes les autres, peuvent au final toutes se ressembler.
Est-ce par son poids dadaïste que Laibach a réussi à séduire le régime nord-coréen et son administration kafkaïenne pour arriver à programmer une date ? Est-ce au contraire sa force de juxtaposition de symboles socialistes et totalitaires qui a pu séduire et flatter le régime schizophrène nord -coréen?
Laibach est le carré noir sur fond blanc de la scène politique actuelle : présent et dans le même temps absent de toute possibilité de manifestation concrète, il se résume à l'existence du tout politique et de son contraire. Le fait de copier à l'identique l'esthétique et la propagande fasciste n'est-elle pas la meilleure des critiques situationnistes?
Et c'est peut être bien pour tout cela que nos chers Slovènes étaient les seuls à pouvoir se rendre en Corée du Nord, y jouer, et en revenir "ravis".
