Après avoir exploré le thème du folklore à travers ce thérémine humain qu’était Yma Sumac, je ne pouvais pas trouver meilleure transition que Bruce Haack pour aborder le thème Enfer et Paradis de ce mois de mars 2017. Car c’est justement à travers la musique folklorique (d’abord est-européenne puis du reste du monde) que le gars s’est forgé sa culture musicale… avant d’expérimenter le peyotl auprès des autochtones, ce qui va également avoir une certaine influence sur son travail.
Si je devais faire court, je dirai que Bruce Haack a été pour le Canada ce que Raymond Scott a été pour les États-Unis : un pionnier de la musique électronique à la fois ludique et profondément avant-gardiste, peu considéré à son époque et réhabilité par la scène électro des années 1990-2000.
Né dans un coin paumé de l’Alberta le 4 mai 1931, le jeune Bruce Haack commence à s’exercer au piano familial à l’âge de 4 ans jusqu’à donner des leçons aux gens du voisinage à 12 ans. C’est au cours de ses études qu’il découvre les musiques du monde tout en jouant dans un groupe et en composant pour les projets scéniques de ses camarades. Cette activité foisonnante, menée en parfait autodidacte, lui vaudra un développement de l’oreille absolue… ainsi qu’un refus d’admission à la filière musicale de l’Université de l’Alberta, faute de savoir lire les partitions. Considérant que la formation classique n’est pas faite pour lui, il décide de poursuivre ses études de psychologie jusqu’au diplôme qu’il valide en 1954. Grâce à un programme d’échange mis en place par le gouvernement canadien, il intègre la prestigieuse Juilliard School de New York dans laquelle il ne restera que 8 mois, jugeant l’enseignement trop restrictif. Il fera néanmoins là-bas la connaissance de celui qui deviendra l’un de ses principaux comparses musicaux : Ted Pendel.
À partir de là, Bruce Haack partage son temps entre la composition de chansons avec Pendel et la fabrication de machines électroniques, réalisées sans aucune formation technique. En 1958, se heurtant au refus des maisons de disques, le duo parvient malgré tout à faire passer deux titres pour Teresa Brewer, une chanteuse ultra-populaire des années 50 ; cette percée sera suffisante pour attirer l’attention de Chris Kachulis, fasciné par les bidouillages électroniques de l’artiste et les sons qu’il en tire, au point de devenir son manager. Grâce à lui, Haack décroche plusieurs contrats, notamment des jingles publicitaires pour la radio et des spectacles d’avant-garde.
En 1963, alors que les sonorités électroniques commencent à devenir de plus en plus familières pour le grand public, Bruce Haack fait une autre rencontre décisive en la personne d’Esther Nelson, professeur de danse pour enfants qui partage avec lui l’idée de créer des musiques nouvelles pour éveiller la curiosité des tout-petits, à un âge où ils ne sont pas encore formatés dans leurs goûts et leur vision du monde. Conciliant ainsi son parcours de musicien-expérimentateur et de psychologue, Haack fonde son propre label, Dimension 5 Records, et publie en collaboration avec Nelson son premier disque de musique électronique pour enfants – qui sera le premier d’une longue série : Dance, Sing & Listen. Totalement inclassable pour l’époque, le disque mêle chansons, activités gestuelles et narration, le tout baignant dans des collages sonores fourmillants, des dissonances groovy et des voix robotiques. Quatre autres albums du même tonneau seront réalisés entre 1963 et 1969.
Mais en parallèle, Haack va développer son grand projet, l’album qui va faire corps avec sa philosophie de la vie à travers le concept du Powerlove. Ce terme désigne non pas cet accessoire pourrave de chez Nintendo dont les rétro-gamers ne veulent plus entendre parler mais une force spirituelle qui peut tout transcender et sauver l’humanité, y compris Lucifer lui-même ! Tel est le point de départ de ce disque qu’est The Electric Lucifer, sorti en 1970 chez Columbia, qui décrit une guerre entre le Paradis et l’Enfer tandis que sur Terre, un nouvel être naît de la nature et de la technologie pour y répandre le Powerlove.
Le psychédélisme, présent durant tout le parcours de Bruce Haack entre ses expériences intérieures et ses disques pour enfants, trouve son acme dans ce disque délirant où les déclamations prophétiques assurées au vocoder accompagnent des arrangements électro tortueux. Moins intéressé par la religion en elle-même que par l’imagerie et le sens du drame qui émanent des récits bibliques, Haack réinvente l’idéal hippie en érigeant la technologie non pas comme l’ennemie, mais comme le complément de la Nature. La Bible, la science-fiction et le rock psychédélique se retrouvent brassés dans ce bouillon de culture aussi jubilatoire qu’halluciné ; les critiques sont en extase, le magazine Rolling Stone en tête ; Columbia Records qui avait fait un carton avec Switched-On Bach de Wendy Carlos compte renouveler l’exploit… bref, l’album arrivait au bon moment pour renouveler la scène psyché et avait tout pour réussir ; pourtant, ce fut un flop. Bruce Haack qui envisageait dès le départ une trilogie dut renoncer au projet. Electric Lucifer Book 2 fut bien achevé en 1979 mais il ne sortit qu’à titre posthume en 2001. Quant au troisième volet, intitulé I.F.O. (Identified Flying Object), celui-ci resta à l’état de maquette jusqu’à ce que le collectif The Sound Capsule le remixe en 2010.
Après cette unique incursion au sein d’un label prestigieux, le compositeur poursuivit ses travaux pour les enfants, le seul public à ses yeux qui soit à même de comprendre sa démarche, en espérant qu’ils forment par la suite une nouvelle génération de défricheurs culturels. En tout, 6 autres albums virent le jour entre 1971 et 1976, avec ces mêmes chansons fantaisistes et ces adaptations de comptines et d’histoires à la sauce SF (dont Un chant de Noël de Charles Dickens avec l’album Ebenezer Electric).
Pourtant, si le bonhomme avait tout de l’ange, il avait aussi sa part de démon qu’il fera surgir en 1978 avec son œuvre la plus controversée : l’album maudit Haackula. Véritable règlement de comptes avec ses détracteurs – et ses propres angoisses –, cet opus noir et désabusé est un électrochoc dans sa discographie. Son contenu explicite est tel que les labels refuseront de le distribuer, si bien que le public ne le découvrira qu’en 2008… soit 20 ans après la mort de l’artiste.
Cet essai dark lui servira toutefois de modèle pour son dernier album, Bite (1981), consacré au thème de l’apprentissage avec en seconde voix vocodée un certain Ed Harvey, âgé de 13 ans. L’année suivante, Bruce Haack tire sa révérence en composant un dernier morceau proto-rap, Party Machine, en collaboration avec Russell Simmons du label Def Jam.
Il meurt à 57 ans d’une attaque cardiaque, laissant derrière lui une œuvre qu’il imaginait reconnue à partir des années 90… ce qui fut exactement ce qui arriva. La génération électro et hip-hop (re)découvre l’œuvre de Bruce Haack, qui est alors samplée par des artistes comme Cut Chemist, Madlib ou Blockhead tandis que d’autres comme Mouse on Mars, Beck ou Eels revendiquent son influence. Et la nouvelle réédition vinyle de The Electric Lucifer en 2016 confirme son statut de disque culte… dans les deux sens du terme.