Cet article est un complément à l'émission Soundtracks Of Our Lives.
La musique est liée à l’image, ne serait-ce que par les souvenirs qu’on lui associe. Un instant-clé, un concert… ou plus simplement un film. Mais si le contexte – situable dans le temps et dans la représentation visuelle – permet de renvoyer à tel morceau, le cheminement inverse est tout aussi possible et l’on se prend à rêver de situations insoupçonnées par la force d’évocation d’un titre, voire d’un album entier.
Erik Satie avait posé les bases de la musique d’ameublement, laquelle allait se faire muzak sous le règne de la société de consommation avant de devenir ambient sous l’impulsion de Brian Eno ; le tout uni par une simplicité formelle suffisamment limpide pour donner envie à l’auditeur de plonger. L’expérience se veut avant tout sensorielle et rattachée au quotidien. Du côté du Septième Art, les innombrables compositeurs de l’ombre de la library music se chargeaient de distiller des atmosphères typées dans des productions aussi pléthoriques qu’obscures, puisque destinées avant tout aux professionnels de l’image.
Cette ligne de démarcation expliquerait pourquoi la musique en tant que pendant sonore de l’image cinématographique (et non l’image comme pendant visuel de la musique au cinéma) n’a que très récemment suscité la création d’albums-concepts proposant des BO… de films qui n’existent pas.
Ainsi, il faudra attendre l’année 1989 pour que Barry Adamson donne le coup d’envoi avec Moss Side Story, un premier album construit en trois actes qui transpire les années 50 par tous les pores et suggère un polar glacial aux accents lynchéens. Ce premier essai vaudra d’ailleurs à son auteur de travailler sur la bande-son de films bien réels cette fois-ci… dont Lost Highway de David Lynch, justement.
Il est amusant de constater que le polar est le genre le plus récurrent dans ce type d’exercice. D’abord pour son aspect iconique, profondément ancré dans l’imaginaire collectif, mais aussi pour son appel aux compositions de grande ampleur en matière de mélodies et d’atmosphères. Autre aspect tout aussi amusant, il semblerait que le concept des BO imaginaires soit particulièrement prisé chez nos compositeurs français.
En 1997, le chanteur Dominique Dalcan se lance dans l’électro sous le pseudonyme de Snooze et propose en guise de premier album The Man in The Shadow, film noir audio conçu dans le sillage du trip-hop alors triomphant en cette fin des années 90.
De son côté, le joyeux pasticheur du funk seventies qu’est Chris Joss débarque dans le milieu du disque avec The Man With a Suitcase en 1999. Aux ruelles sombres occupées par de sinistres personnages en imper’ et borsalino succède ici la vision haute en couleur de la cité corrompue, sous le filtre parodique de la blaxploitation.
Dans cette même veine respectueuse des grands compositeurs pour le cinéma, débarrassée des aspérités modernes et des effets de style, le prolifique Marc Collin (Ollano, Volga Select, Nouvelle Vague…) livre en 2002 Les Pétroleuses, bande-son aux couleurs proches de Lalo Schiffrin, aux titres explicites (Porté disparu, Générique, La Seconde Victime, Microfilm…) et ponctués de bruitages à l’avenant. L’auditeur est plus que jamais pris par la main, impliqué dans le déroulement de l’action pour orienter davantage sa représentation mentale et faire de lui le cinéaste le temps d’une écoute.
Parmi ces expériences, l’une des plus intéressantes semble être la collection Stereo Pictures lancée par Jean-Yves Leloup en 2001 pour MK2 Music. Le concept est de proposer une série de mix, chacun conçu par un invité différent, où l’assemblage de morceaux divers est structuré à la manière d’un film avec ouverture, développement dramatique, climax et retombée harmonique.
Leloup et son comparse Éric Pajot – sous leur projet Radiomentale – ouvrent le bal avec le premier volume sous-titré The Cut-Up Scenario. Un autre polar audio, dans une veine trip-hop et ambient divisé en sept actes où l’on retrouve Scanner, Bertrand Burgalat, Goldfrapp ou DJ Food. Agrémenté de bruitages et de dialogues de films, dans un esprit proche des Pétroleuses, l’auditeur est immergé dans un univers sombre et oppressant, où il est question d’un crash d’avion, d’une lune de miel, d’enlèvement et d’une fête à l’Artic Club. Un exercice rondement mené qui demeure l’une des meilleures portes d’entrées de l’imaginary soundtrack.
Tout aussi référencé et bien plus politique, le Volume 2 assuré par les Troublemakers nous plonge dans l’Amérique Noire des années 70, où les discours militants côtoient Yusef Lateef, Rahsaaan Roland Kirk et Nina Simone pour un mix maîtrisé qui évite les références prévisibles de la blaxploitation.
Plus inégal en revanche est le Volume 3, assuré par le russe DJ Vadim qui nous emmène dans un décor urbain des années 90, où le hip-hop se déroule de manière métronomique avant de dévier vers une sélection drum’n’bass convenue (4 Hero, Roni Size, Photek) et de s’achever sur du Gotan Project.
Le français I:Cube rattrape ce léger faux pas avec le Volume 4, probablement le plus audacieux de toute la série. Mêlant le funk, le psychédélisme et l’electronica, le selector réussit le tour de force de réunir une sélection bigarrée et d’en tirer une œuvre étrangement cohérente : celle d’un voyage intérieur à la fois tourmenté et apaisant, entre Soft Machine, Brian Bennett, Drexciya… et même la chanteuse Jeannette (!).
Un volume hors-série voit également le jour en 2004. Hors-série car cette fois-ci composé de A à Z par son auteur, l’écossais Howie B., qui a choisi des sonorités électro plus modernes pour son disque-thriller Last Bingo in Paris, d’après un script qu’il a lui-même écrit. Finalement, la série s’achèvera en 2005 avec un dernier volume en demi-teinte assuré par l’allemand Rupert Huber qui, en plus de composer la moitié du tracklisting, propose une sélection dont l’agencement prend quasiment des allures d’incongruités (Einstürzende Neubauten, Johnny Cash, Zap Mama).
De leur côté, les Troublemakers (dont le caractère cinéphilique était déjà affirmé sur leur premier album Doubts & Convictions) franchiront le niveau supérieur avec Express Way, la bande-son d’un film qui, en plus de se suffire à elle-même, a inclus dans son édition collector le DVD du film en question, écrit et tourné par les membres du groupe. Sur un écrin soul-jazz où l’électro cède la place au groove acoustique, le film raconte l’errance hallucinatoire d’un immigré clandestin dans la cité phocéenne, le tout ponctué de scènes oniriques ouvertes aux interprétations… à l’image des bandes-son imaginaires, en somme.
Mais la plupart des compositeurs ne s’embarrassent pas d’un quelconque support à leur musique et privilégient la projection sur l’écran noir mental de l’auditeur. Ambiances sombres, on y revient toujours… et le groupe Ulver nous le prouve en 2000 avec Perdition City, une « musique d’un film intérieur » à écouter dans l’obscurité.
De même, Fantômas s’inscrit dans cette lignée de manière plus radicale avec son Delirium Cordia de 2004, constitué d’une seule pièce de 74 minutes à écouter d’une traite.
La bande-son imaginaire ne devient donc plus seulement un exercice de style mais bien un terrain de jeu à part entière dans lequel le compositeur peut éprouver la force évocatrice de son style musical, tout comme l’auditeur peut se rêver à la fois spectateur et réalisateur.
Et puis d’autres comme Pascal Comelade (qui ne s’est jamais senti à l’aise dans la composition de BO) prennent le cinéma comme un simple prétexte pour nommer ironiquement un album Musiques pour films Vol. 2 (au volume 1 inexistant) et délivrer des titres aussi énigmatiques que La Cathédrale des Cures-Dents ou Dithyrambe du Passe-Montagne. Mais encore une fois, chacun sera libre d’y voir ce qu’il voudra…