Comme chaque mois les G-Spots se lancent dans un thème, mettent en lumière un aspect du monde multifacette, polychrome et cosmopolite de la musique. Et pas seulement de la musique actuelle. Toute la musique enregistrée depuis plus d'un siècle est notre sujet. Mais cette fois nous poussons encore plus loin en explorant le coeur éternel de la grande sphère musicale voire culturelle dans laquelle nous gravitons tous depuis notre naissance même sans parfois nous en rendre compte : le folklore.
Musique folklorique, instruments folklorique et tous récits, mythes, personnages ou créatures folkloriques qui pourraient avoir un impact sur notre esprit de mélomane. Voici notre leitmotiv de ce mois.
Et, avant de vous parler de mon sujet à moi, l'Amiral Animal, j'ai d'abord envie de vous expliquer comment est venue l'idée d'explorer cette partie du monde de la musique. Car ce cheminement est essentiel pour introduire ce qui suit.
Tout vient de moi.
Attendez, c'est très égocentrique et présomptueux ce que je dis.
Tout vient d'un collègue de travail rencontré il y a plusieurs mois. Nous parlions musique en tout genre (je finis toujours par parler longuement de musique avec mes collègues de travail même si nous ne travaillons pas du tout dans ce domaine). Et il me dit : j'ai découvert quelque chose de magnifique, il faudrait que tu écoutes ça. Il me prête un CD. Je le mets dans l'auto-radio en rentrant. J'aurais très bien pu arriver bien plus tard que d'habitude à la maison car dès les premières secondes j'aurais voulu m'arrêter pour prendre le temps d'écouter attentivement ce disque de toute évidence précieux.
De là déjà l'idée de faire ce thème sur les folklores. Je propose l'idée aux G-Spots, qui sont d'accord, et je mets de côté ce disque jusqu'à pouvoir en parler ici. Pendant tout ce temps, ce "disque précieux", je l'ai gardé chez moi. Mais, promis, juré, craché, une croix sur le coeur, je le rendrai à son propriétaire dès que j'aurai terminé.
Mais le temps a passé. Je me dis que parler de musique folklorique (ha oui, c'est un disque de musique folklorique qu'on m'avait prêté), c'est un peu facile dans ce thème. J'essaie de trouver d'autres moyens de l'aborder. Je pense à ces créatures du folklore nordique, les fameux trolls, au film Trollhunter, ce "Blair-Witch-like" norvégien, qui a fait connaître le groupe Kvelertak en incluant leur titre "Mjød" (contenant d'autres références mythologiques dans son texte) au générique de fin. Un bon gros prétexte, un lien un peu foireux pour lier folklore et musique. Et au passage j'aurais aussi pu parler d'un livre d'un auteur que j'admire, Troll Bridge de Neil Gaiman... Mais comme, à ce stade de mon récit, je n'ai pas encore vu ce film ou lu ce livre, autant revenir à mon idée de base car elle est quand même beaucoup plus classe, bien moins cliché, que d'évoquer un groupe de metal norvégien qui chante Odin.
Et à ce stade, vous ne savez pas non plus de quel disque je parle. Sorti en 1975, résultat de quinze années de recherches, Grand Prix international du disque de l'Académie Charles Cros (le Volume 2 sorti en 1988 a même remporté un Grammy Award), c'est Le Mystère des Voix Bulgares. Ces enregistrements, on les doit à Marcel Cellier. Ethnomusicologue, il ramène dès le début des années 60 les découvertes de ses explorations musicales en Europe de l'Est aux oreilles de l'Ouest, véritables trésors inconnus de ce côté-ci du continent et de tout le reste de l'Occident.
Une démarche encensée, par exemple, par Jean Thévenot de Radio France, en commentaire dans le livret du disque : "Je connais des voyageurs - journalistes pressés, touristes encadrés, officiels superficiels - qui, ayant passé quinze jours dans un pays, ont au retour publié un livre sur ce pays, sans éprouver la moindre gêne pour affirmer que c'était là le livre qui allait enfin ouvrir les yeux de leurs contemporains sur des réalités socio-politico-hitstorico-géographiques trop ignorées jusque-là. Jusqu'à ce voyage de quinze jours !
Quoiqu'on dise, la justice immanente existe. Sauf accident - car les accidents également, ça existe - ces disques et ces livres connaissent un succès à peu près aussi long qu'un feu de paille.
Marcel Cellier se situe aux antipodes de ce que je viens de décrire. Voici près de vingt ans qu'il sillonne l'Europe Balkanique avec en main un micro (mono), puis en mains des micros (stéréo). Et, en tête, une connaissance de plus en plus vaste et profonde des relations existants dans cette partie du monde entre la musique et la vie.
Ce Suisse n'est pas neutre. Enfin, un ! Il s'enthousiasme, il choisit, il aime, il veut qu'on partage ses amours et ses convictions.
C'est de nouveau le cas aujourd'hui avec les voix bulgares.
Suivez-le : vous êtes sur la bonne voie."
Pendant des années, Cellier présente ses enregistrements à la radio puis les compile sur disque en fondant sa propre maison de disques (les Disques Cellier) pour les éditer. Une démarche qui prouve l'importance de la conservation et la valorisation de ce patrimoine culturel immatériel de l'humanité.
Pour encore souligner la place fondamentale de ces chants dans notre culture (ou la place qu'ils devraient occuper), il les présente comme le "fruit d'une histoire millénaire de larmes et de souffrance", une musique dont "les ramifications de ses racines se perdent dans l'obscure et antique civilisation des Thraces, célèbre à l'époque pour leur exceptionnel génie musical. Finalement, elles disparaissent dans la grotte de la rivière Trigradska, là où Orphée descendit dans l'au-delà à la recherche d'Eurydice."
Quant à la valeur musicale pure de ces chants interprétés par des femmes issues des campagnes mêmes de Bulgarie, voici ce qu'il en dit : "C'est avec une aisance stupéfiante que ces filles de la terre gravissent, outrepassent les limites habituelles de la discipline vocale préconisée par nos conservatoires. Ce qu'elles conservent, elles l'ont appris au village, : les mélismes, fioritures, trilles, ainsi qu'une farouche prédilection pour la seconde comme intervalle diaphonique. Dès qu'elles se retrouvent à deux, trois, elles pratiquent la seconde en chantant (grande, petite, quart et même huitième de ton, parfois trémolo) avec une déconcertante justesse. Un miracle ! L'une des voix tient le son fondamental [...] les autres voix tressent leur mélodie tout autour de ce son de base prenant soin de s'en approcher le plus possible. Souvent il en résulte un atonalisme très mordant et très opposé à notre système harmonique occidental traditionnel."
Quant à la valeur musicale pure de ces chants interprétés par des femmes issues des campagnes mêmes de Bulgarie, voici ce qu'il en dit : "C'est avec une aisance stupéfiante que ces filles de la terre gravissent, outrepassent les limites habituelles de la discipline vocale préconisée par nos conservatoires. Ce qu'elles conservent, elles l'ont appris au village, : les mélismes, fioritures, trilles, ainsi qu'une farouche prédilection pour la seconde comme intervalle diaphonique. Dès qu'elles se retrouvent à deux, trois, elles pratiquent la seconde en chantant (grande, petite, quart et même huitième de ton, parfois trémolo) avec une déconcertante justesse. Un miracle ! L'une des voix tient le son fondamental [...] les autres voix tressent leur mélodie tout autour de ce son de base prenant soin de s'en approcher le plus possible. Souvent il en résulte un atonalisme très mordant et très opposé à notre système harmonique occidental traditionnel."
Et l'Occident n'est pas le seul à bénéficier de cette démarche de Cellier et l'on sent l'influence de son travail et donc des voix bulgares jusqu'en Extrême-Orient. Le premier chant en ouverture du disque, "Pilentze Pee", que vous avez pu découvrir plus haut, aura probablement rappelé aux cinéphiles ou amateurs de japanimation le thème principal du film de 1995 Ghost In The Shell, "Making Of A Cyborg", composé par Kenji Kawai. Et ce n'est pas un hasard car ce dernier s'est effectivement inspiré des chants bulgares pour cette musique qu'il voulait d'abord enregistrer avec des chanteuses folkloriques bulgares avant de repenser cette composition pour choisir des voix japonaises, en usant d'une forme archaïque du japonais pour les paroles. Celles-ci traitent d'ailleurs d'un mariage et, coïncidence, le deuxième chant présent sur le disque de Cellier s'intitule "Svatba", c'est-à-dire "le mariage".
Le monde est décidément une grande fête folklorique dans laquelle chacun devrait apprendre à faire un pas de danse.