Comme l'a très bien dit notre bel Amiral dans son article annonçant le thème du mois, chez les G-Spots on aime aborder la musique par arborescence, et plus c'est sinueux plus ça nous botte. Assurément, avec le thème de ce doux mois de février, on tape une fois de plus dans le mille : le folklore.
Folklore, folklore...
j'ai fait tourné ce mot dans ma caboche des semaines et des semaines
sans jamais vraiment en saisir le sens exact. Plusieurs images se
sont succédées : des femmes slaves avec des rubans de toutes
les couleurs dans les cheveux, des costumes, des recettes, des pas de
danse bien spécifiques... Des créatures sublimes et terrifiantes
des mythe et légendes, en passant par des notions un peu plus
concrètes comme l'intelligence paysanne, le folklore semble se
matérialiser sous tellement de formes différentes qu'il en devient
difficilement identifiable.
Un bien joli diaporama que tout ça, une bien belle carte postale ; mais malgré tout, le côté ineffable du truc s'imposait à moi. Après un débrief avec les copains des G-Spots et d'autres personnes de mon entourage, force est de constater que chaque personne associe au folklore des concepts différents, parfois antagonistes : tradition, mythe, rite, religion, paganisme, coutumes, transmission, universalité, localité, identité, oralité... fragilité surtout.
Après avoir tourné le
truc plusieurs fois dans ma tête, je vous donne ma définition :
le folklore, c'est tout ce qui appartient aux peuples, les
définissent à travers les âges, et qui ne relève pas de la culture
savante. Il est pour ainsi dire la sève des peuples, l'hydrolat des
civilisations. Quelque chose aussi bien culturel qu’introspectif qui
nous renseigne sur une civilisation, une époque.
C'est bien mignon tout
ça, c'est poétique. Mais, déjà, un certain nombre de questions
bien concrètes s'imposent à notre esprit d'homo sapiens sapiens
post-moderne : le folklore est-il figé dans le temps ?
Est-il uniquement l’apanage du passé ou peut-on trouver des formes
contemporaines de folklore ? L'Homme moderne possède t-il
seulement encore les outils intellectuels nécessaires pour penser le
folklore ? Dans un monde où tout est de plus en plus globalisé,
libéralisé à outrance et placé sous l'égide d'une hégémonie
cultuelle de plus en plus acceptée, penser le folklore n'est-elle pas
une entreprise désespérément vaine, vouée à l'absurde et au non-sens ?
Ouais, le folklore...
voilà un sujet hautement philosophique, politique aussi. Vous avez
quatre heure.
Non, laissons les
dissertations thèse-antithèse-synthèse au placard, et intéressons-nous plutôt à la notion de folklore vue par le prisme de la
musicologie, ou plutôt devrai-je dire, de l'ethnomusicologie. Cette
discipline culturelle et sociale, fruit de la rencontre entre sciences humaines et études musicologiques, tend à analyser, à travers des
missions ethnographiques et une collecte minutieuse d'enregistrements, les rapports entre musique et société.
Pour prendre un exemple
extra-musical assez parlant, on peut voir l’ethnomusicologie comme
le pendant musical de la démarche anthropologique et
cinématographique de quelqu'un comme Jean Rouch. Cet illustre
documentariste et père de l'ethno-fiction a su capter sur le vif une
vérité abrupte et troublante des coutumes les plus ésotériques du peuple des Dogons.
A gauche,
Jean Rouch. A droite, une scène de transe chamanique extrait du film
Les Maîtres Fous (1954)
Vous l'aurez compris, par son caractère inter-disciplinaire, l’ethnomusicologie soulève
tout un tas de problématiques aussi passionnantes que complexes ;
mais dans le cadre de cet article, nous allons principalement
insister sur deux points essentiels : premièrement, il est important
de mettre en exergue la démarche de voyageur de l’ethnomusicologue.
Plus qu'un théoricien de la musique, il est avant tout un
explorateur animé par une volonté humaniste d'aller directement à
la rencontre des peuples pour collecter et archiver des cultures orales. Au-delà de ce qui pourrait paraître une
simple mission de documentaliste, l’ethnomusicologue laisse une
trace ; en quelque sorte, il se porte garant d'un vestige.
Deuxièmement, il est
essentiel de souligner la véritable rupture que constitue la
démarche ethnomusicale. Si il est vrai qu'aujourd'hui ce terme
englobe aussi bien les musiques traditionnelles que les musiques plus
savantes, initialement, l'ethnomusicologie s'évertuait avant tout à
mettre en valeur les musiques populaires jusqu'alors délaissées
voire dénigrées par les études musicologiques classique et, plus
largement, par les compositeurs eux même. Cette notion de rupture
- de modernité aussi - vis-à-vis d'un certain dogme musical est
primordiale pour bien comprendre les enjeux esthétiques et politiques
qu'est susceptible de soulever l’ethnomusicologie, enjeux sur
lesquels nous aurons l'occasion de revenir un peu plus tard.
Parmi les dignes représentants de cette discipline, on retrouve évidemment Marcel
Cellier, grand musicien, éminent ethnologue bien sûr et
vulgarisateur de génie, sur lequel je n'en dirai pas plus car
notre intrépide Amiral Animal lui a en partie consacré son dernier article.
A la base de l’ethnomusicologie, on trouve également un obscure compositeur
hongrois.. oh, trois fois rien... un certain Bela Bartok. Immense
compositeur, esprit visionnaire et novateur à cheval entre deux
siècles - le XIXe et le XXe - , Bela Bartok, dont l’œuvre
fut aussi bien acclamée que décriée, a laissé derrière lui un héritage considérable, inestimable. A l'image d'autres compositeurs
de son époque - Stravinsky, Ravel, Satie, Schoenberg, pour ne
citer qu'eux - , la musique de Bartok contribua - pour le dire un
peu simplement - à dépoussiérer la vieille musique occidentale à
grand renfort d'atonalité, de dissonances et de gammes
pentatoniques. Jugée scandaleuse et/ou inécoutable par certains
académiciens, la musique de Bartok, aussi savante et complexe
soit-elle, n'en est pas moins empreinte de différentes touches
folkloriques - hongroises, roumaines, slovaques -, qui, malgré tout
la rend très accessible, très populaire au sens noble du terme.
Parfois tendue et tourmentée, pour ne pas dire expressionniste,
l'univers de Bela Bartok est ontologiquement étrange et mystérieux.
Sa musique est troublée et troublante ; elle est chargée de
passions aussi flamboyante que menaçantes, aussi contemplatives que
déchainées, aussi percussives que nébuleuses.
Allegro Barbaro, 1911.
Le château de
Barbe-Bleue, 1918.
Plus qu'au compositeur,
intéressons-nous maintenant au « scientifique » ;
car outre son œuvre musicale majeure, Bartok s'est également
illustré dans le domaines des sciences humaines et sociales en
appliquant des principes diffusionnistes au domaine des études
musicologiques : c'est ce qu'il appellera « le folklore
comparé ». Comme en linguistique, cette approche tend à
analyser et identifier les spécificités musicales des peuples selon
leur répartition dans l'aire et leur distribution géographique. Au-delà de l’affirmation des spécificités culturelles inérantes à
chaque groupe humain, le folklore comparé s’évertue aussi à étudier
et à mettre en valeur les ramifications et les dialogues que peuvent
entretenir ces différents folklores entre eux. Tout en étant très essentialiste, le folklore comparé n'est pas clivant pour autant.
Bartok place les choses dans une perspective humaniste : tout en
essayant de comprendre et d'analyser ce qui forge une identité
culturelle, il n'oublie pas de mettre en relief leur perméabilité
essentielle.
Malheureusement, comme
toute démarche visant à déterminer les spécificités culturelles
des peuples, soulignant de fait les éventuelles revendications
politiques et nationalistes qui peuvent en découler, le folklore
comparé fut parfois mal compris. Aussi, aujourd'hui encore, Bartok
continue de se taper une réputation peu justifiée - on le verra par
la suite - de vilain nationaliste auprès de certains esprits
anachroniques.
Pour ne pas nier
l'importance de l'Histoire, il est primordial de bien comprendre le
contexte politique et culturel qui a rendu possible la démarche
intellectuelle de Bartok : les tensions nationalistes et
identitaires qui précipitèrent la chute de l'Empire Austro-hongrois (1867-1918) d'une part, et d'autre part, l'engouement tout particulier
au début du XXe siècle pour les sciences humaines et sociales.
Vaste entreprise
d'unification des peuples Germaniques et Magyars, l'Empire austro-hongrois, alors placé sous l’autorité des
Habsbourg-Lorraine, fut en fait un immense empire pluriethnique,
entre autre composé de minorités d'ascendance slave (tchèques, slovaques, polonais, ukrainiens, croates, serbes...).
En réalité, cette minorité n'en était pas vraiment une ;
« l'élément slave » représentait environ 45% de la
population totale de l'Empire austro-hongrois. Face à ces deux
communautés non pas majoritaires mais dominantes, ces peuples slaves
vivent mal l'hégémonie politique, linguistique et culturelle
qu'impose le régime de double monarchie. Des tensions nationalistes
et identitaires émergèrent, se concrétisant par un certain nombre de revendications politiques et de révoltes populaires. Alors fragilisée par le Première Guerre mondiale, l'apparente unification de ce vaste empire de 700 000 km² finira par se disloquer complètement, menant ainsi à la création de sept
nations souveraines.
Il convient également de
rappeler le contexte culturel dans lequel s'inscrit la démarche
ethnomusicale de Bartok. Favorisées par la modernité
qu'engendre la Révolution Industrielle à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, les sciences humaines et sociales - ainsi que
toutes leurs sous-branches - bénéficient d'un engouement tout
particulier. Renforcées par le « boom » du darwinisme et
de la psychanalyse, il semble que les nations de la vieille Europe s'interrogent sur leurs origines et sur tout ce qui tend à les définir en tant qu'humain et en tant que nation; via tout
un tas de disciplines, les grands pays européens se lancèrent alors dans une vaste étude introspective,
psychologique et culturelle de leur substantifique moelle.
Dans ce contexte politique et culturel bien particulier, on comprend mieux pourquoi, en ce début de XXe siècle, cette notion de folklore comparé eu particulièrement le vent en
poupe. Il sera notamment prisé par les grandes
universités européennes qui alloueront à cette sous-branche de
l'anthropologie des crédits de recherche importants.
Aussi, Bartok, épaulé
par le compositeur Zoltan Kodály, se lança alors dans un long
travail d'archivage. Ils arpentèrent avec un phonographe les
campagnes d'Europe centrale pour enregistrer et compiler un certain nombre de musiques, danses et chants traditionnels roumains,
slovaques et hongrois. Les résultats de ces différentes expéditions
ethnomusicales sont conséquent : Bartók a recueilli 3 400
mélodies roumaines, 3 000 slovaques, et la Hongrie arrive en
3e position, avec « seulement » 2 700
mélodies.
Ce dernier chiffre,
quantitativement inférieur aux deux autres, agacera prodigieusement
les nationalistes hongrois. Ils accuseront Bartok d'avoir volontairement délaissé le folklore hongrois aux profits d'autres,
trahissant de fait la cause nationale. Plus tard, dans un
article datant de 1937, Bartok reviendra sur cette polémique :
« Prenons par
exemple un folkloriste de nationalité A, qui, après avoir à peu
près épuisé le matériel folklorique de son pays, conçoit le
projet "criminel" d'entreprendre des recherches dans un
pays voisin, à désigner par B. Pourquoi ? Parce que - tous
les savants le savent - il faut étudier le matériel du pays B - et
des pays C, D, etc. - pour connaître la véritable essence du
matériel du pays A. Mais que se passera-t-il ? Ce savant sera
traité de tous les noms par ses compatriotes pour avoir "gaspillé"
son temps à l'étude, à la collecte et à la conservation des
trésors culturels d'une nation "rivale". »
Tout en pensant la
question identitaire européenne, Bartok n'en fut pas moins un
observateur aguerri des différentes dérives liées à cette même question. N'en déplaise à certains, il fut un farouche opposant au régime nazi, et demanda même à ce que ses œuvres soient exposées
en 1938 lors de la sinistre exposition sur la musique dégénérée de
Düsseldorf.
Éminent connaisseur des
musiques folkloriques slaves, Bartok n'en fut pas moins un
compositeur curieux et avide de nouvelles expériences musicales, notamment par son attrait pour les musiques traditionnelles arabes et irakiennes.
La démarche de Bartok
n'avait rien de clivante, elle n'avait rien d'idéologique ; au contraire, elle semblait
motivée par une réelle curiosité humaniste, un réel amour des
peuples, de la paysannerie et de leurs savoirs ancestraux. Oui,
Bartok fut un humaniste et c'est important de le re-souligner ici,
car c'est un aspect trop peu mis en avant lorsque l'on aborde le
sujet - épineux pour les pros comme pour les anti - du folklore
comparé.
Un grand merci à CereBra qui m'a grandement aidé pour la préparation de cet article.