samedi 21 novembre 2015

Le Cabinet du Docteur Slapstick : Les petits bonshommes en Plastic


Cet article est un complément de l’émission Aliens.

Dès qu’il est question d’extraterrestres, l’imagination s’emballe et s’incarne tantôt dans l’épure, tantôt dans l’exagération. D’un côté, les lignes fines et élégantes viennent dessiner les vaisseaux spatiaux les plus design et les aliens les plus graciles et éthérés qui soient. De l’autre, les formes géométriques fondamentales sont ouvertement imbriquées les unes dans les autres pour donner lieu à cette vision toute enfantine de la science-fiction à base de soucoupes volantes aux gros boutons qui font piou-piou et aux petits hommes verts à grosses têtes. Toutefois, ces deux conceptions possèdent un point en commun dès lors qu’il est question de dépeindre une chose n’appartenant pas à notre monde : l’aspect synthétique traduit par une technologique complexe à la fois porteuse de craintes et de fantasmes. Les surfaces se lissent, les structures se rigidifient et l’organique se filtre d’un voile métallique et granuleux. Rien d’étonnant à ce que la musique électro fut l’incarnation de cette urbanité rêvant d’espace infini représenté par la répétitivité du rythme sur lequel le corps humain vient se calquer pour goûter à cette sensation de transcen[dance]. Kraftwerk avait ouvert la voie en faisant de l’homme un simple maillon de la grande machinerie technologique qui fait notre quotidien : l’autoroute et ses flux (d’usagers et donc d’informations), les usines et leurs chaînes de fabrication, les ordinateurs et leurs multiples fonctions… et bien sûr les robots. Froids et méthodiques.

Pourtant, l’électro ne saurait être réduite à cette austérité émanant de sa nature numérique. Bien d’autres artistes ont su jouer de ses sonorités propres avec dérision et poésie, qu’il s’agisse de Jean-Jacques Perrey, Gershon Kingsley, Bruce Haack ou même Jean-Michel Jarre dans une moindre mesure… mais parmi ces amuseurs s’est cachée une entité belge qui a amené plus que quiconque le champ de l’électro dans le registre de la grosse blague. Ce groupe n’est nul autre que Telex, sorte d’anti-Kraftwerk ayant troqué la froideur pour la satire et le goût du kitsch. Telex, ce fut avant tout 4 albums incompris où le malentendu fut sublimé à travers "Eurovision", chanson ironique ayant valu au trio de finir dernier lors du concours éponyme avec un Marc Moulin prenant en photo un public complètement hébété. Et comme si ça ne suffisait pas, les États-Unis leur proposait en 1986 l’enregistrement d’un cinquième album avec une absence totale de contraintes à la clé : le résultat sortit sous le titre Looney Tunes et n’eut pas plus de succès que les autres essais. Et pourtant, on peut dire que les compères Marc Moulin, Dan Lacksman et Michel Moers se sont lâchés entre un hommage déglingué à Spike Jones, une satire sociale autour d’un homme-poulet et des voix synthétiques proto-rap. À la première écoute, la chose semble s’achever sur un Happy End de bon aloi nous appelant à un dernier tour de piste avant que chacun ne regagne ses pénates. Mais c’est sans compter sur le véritable morceau de conclusion de l’album, tout simplement magnifique et dont la stupidité n’a d’égal que sa limpidité : "Rendez-vous dans l’espace".


Un titre auto-suffisant, scandé, répété en boucle, ponctué de paroles absurdes en franglais, où les lignes de synthé insidieuses exhalent la science-fiction sous sa forme la plus naïve. Comme si tout ce qui était contenu en germe dans leur musique se retrouvait déployé là, dans sa plus simple expression. Car ce goût de la SF rigolote était présent dès les débuts du groupe à travers l’exercice de la reprise robotique avec "Rock Around the Clock" ou "Twist à Saint-Tropez". Bleeps basiques, rythmiques grésillantes, voix vocodées au chant dénué d’émotions et débité de manière hachée… Telex adore vider de leur substance les titres les plus groovy pour en tirer des vignettes sonores désabusées, rouillées, coincées du fondement et dont l’inhumanité en devient risible. Doux essais en comparaison de la reprise que le groupe fit du tube "Ça plane pour moi" de Plastic Bertrand en 1979.


Aaah, Plastic Bertrand… probablement l’une des plus grosses anomalies de l’industrie musicale belge. Entité fantoche, incarnation de la récupération commerciale du punk, créature de Frankenstein ayant échappée à son instigateur Lou Deprijck dont la voix de canard légèrement pitchée allait finir par être remplacée par celle de Roger Jouret, l’entité biologique de Plastic. L’individu agace autant qu’il dégage une certaine candeur dans son personnage d’histrion bubble-gum qui le rend plutôt sympathique aux yeux de votre serviteur. Et si "Ça plane pour moi" s’est imposé comme l’un des titres francophones les plus vendus et repris au monde avec son instrumental brut de décoffrage et ses paroles sexuelles totalement exubérantes, la version de Telex est l’une des plus mémorables de par la déconstruction qu’elle en tire. Froide, exagérément carrée, cette reprise propose aux fameuses paroles d’Yvan Lacomblez un écrin de synthèse dans lequel elles n’ont plus leur place. On imagine les membres du groupe droits comme des i avec pour seul mouvement celui de leur mâchoire inférieure déclamant le texte transformé en hymne robotique de la demi-molle. On ne pouvait rêver massacre plus jouissif.

Mais les liens entre Telex et Plastic Bertrand sont loin de se limiter à cela puisque ce dernier allait interpréter en 1978 son chef-d’œuvre absolu, le pendant sombre, l’antithèse de "Ça plane pour moi" auquel contribua Dan Lacksman aux synthés. Et une fois de plus, les petits hommes verts sont de la partie. Ou plus exactement les hallucinations nées de la consommation d’acides par l’artiste, lequel a voulu dépeindre dans cette chanson ses visions d’OVNI et ses sensations de lâcher-prise avec la Terre.


Rythmique disco, synthés angoissants et solo de guitare rageur, "Tout petit la planète" est un titre malade, déliquescent, mais ô combien efficace qui invite, malgré la peur de l’inconnu, à embrasser l’espace infini. De son côté, la Suissesse Water Lilly s’est approprié la composition pour en durcir les contours et nous emmener vers les confins de la poésie moderne.


Comme quoi, tout part de tout. Y compris de ce qui nous paraît stupide et naïf au premier abord.