mardi 24 mai 2016

Le Cabinet du Docteur Slapstick : Hommage à Isao Tomita (1932-2016)


La nouvelle m’est tombée dessus brutalement, au détour d’un forum de discussion. Presque aucun média français n’a relayé l’information. Pas assez connu, apparemment.

Et pourtant, c’est bien une figure de la musique électronique japonaise qui vient de nous quitter en cette sombre année 2016. Une figure dont la carrière n’aurait pas manqué d’amener nos franchouillards journalistes à sortir des formules du type « le Jean-Michel Jarre japonais ». Et on ne saurait leur donner entièrement tort : approche symphonique du synthétiseur, expérimentations autour de la quadriphonie, goût prononcé pour les concerts à grands spectacles… pourtant c’est là le seul rapprochement que l’on pourrait faire entre le Lyonnais le plus connu du monde et le désormais regretté – depuis le 5 mai – Isao Tomita.

Diplômé en histoire de l’art à l’Université Keiō de Tokyo en 1955, Tomita avait déjà avec lui un solide bagage en matière de théorie musicale, de composition et d’orchestration, ce qui l’amena à s’établir très rapidement dans le paysage musical, répondant à de multiples commandes émanant du cinéma, de la télévision et du milieu du spectacle. Ses faits d’armes les plus connus comprennent le thème musical de l’équipe japonaise lors des Jeux Olympiques de Melbourne, ainsi que ses collaborations avec le Dieu du Manga Osamu Tezuka. Oui, c’est bien à Tomita que l’on doit les bandes-son orchestrales du Roi Léo (1965), de Princesse Saphir (1967), mais aussi le funk déglingué du long-métrage Les 1001 Nuits (1969).


Pourtant, la carrière du compositeur va basculer lorsqu’il découvrira cette œuvre séminale du synthétiseur qu’est Switched-On Bach (1968) composée par Walter Carlos (qui ne s’appelait pas encore Wendy à l’époque). Subjugué par ces sonorités jamais entendues auparavant, Tomita s’empresse d’importer des États-Unis un Moog III et fait face à ses contemporains qui refusent de voir en cette machine un instrument de musique, sentiment renforcé par la difficulté qu’a le compositeur à en tirer des sons mélodieux. Pourtant, après de multiples combats et apprivoisements, Tomita parvient à maîtriser son synthé analogique et livre son album de reprises du classique en 1974, Snowflakes Are Falling, consacré à l’œuvre de Claude Debussy. Nommé pour quatre Grammy Awards (faisant de son auteur le premier japonais à concourir dans cette cérémonie), l’album marqua toute une génération de musiciens électroniques (notamment un certain Ryuichi Sakamoto) par l’exploitation inventive des effets du Moog pour reconstituer l’ampleur des compositions classiques tout en leur donnant une nouvelle couleur, située en-dehors de notre monde. L’un de ces morceaux, intitulé Arabesque n° 1, fut un temps utilisé pour l’ouverture et fermeture d’antenne de la chaîne FR3, ce qui en fait l’un des rares (si ce n’est le seul) titres connus de l’artiste dans l’Hexagone.


Fort de ce succès, Tomita poursuit dans cette voie et sort coup sur coup Les Tableaux d’une Exposition de Moussorgski et L’Oiseau de Feu de Stravinski en 1975, ainsi que Les Planètes de Holst en 1976, album qui lui vaudra des ennuis avec la fille du compositeur, ce qui ne l’empêcha nullement d’être acclamé par le public.


Loin d’être un simple pasticheur, Tomita cherche à repousser les limites en matière de restitution du son en enregistrant ses albums en quadriphonie. Après un Kosmos (1978) plutôt mineur, il rajoute un cinquième haut-parleur pour son album suivant sorti la même année, Bermuda Triangle qui laisse la part belle à Prokofiev et John Williams. En 1979, il sort Daphnie et Chloé – qu’il considérait comme son préféré – dont le Boléro est depuis considéré comme un modèle pour les interprétations au clavier.

Mais le véritable aboutissement de ses recherches sur la musique électronique comme expérience immersive se fait en 1984 lors du festival Ars Electronica de Linz avec son concept de nuage sonore : le dispositif consistait à concevoir une scène avec une douzaine de haut-parleurs, un treizième attaché à un hélicoptère déguisé en OVNI flottant au-dessus du public, tandis que Tomita jouait lui-même dans une pyramide en verre à 10 mètres du sol… le tout avec le renfort d’une centaine de choristes, de jeux de lasers et de feux d’artifices.

L’homme poursuit sa carrière entre disques, BO de films (notamment Le Samouraï du Crépuscule) et pièces musicales avec ce même sens du gigantisme visant l’auditeur à se sentir tout petit, jusqu’à ralentir son activité à la seconde moitié des années 2000 en rééditant ses premiers albums en format SACD. Aux dernières nouvelles, il travaillait sur un nouveau projet intitulé Dr. Coppelius dans lequel devait intervenir un hologramme de la chanteuse virtuelle Hatsune Miku. Il nous a finalement quitté ce 5 mai 2016, victime d’une insuffisance cardiaque.

Discret, ambitieux, classique et résolument moderne à la fois, Isao Tomita aura fait partie des artistes ayant su donner au synthétiseur ses lettres de noblesse en jouant avec ses tonalités propres tout en suscitant l’émotion que l’on accorde d’ordinaire aux instruments acoustiques. Et quoi de mieux que le classique pour toucher à l’universalité pour en tirer l’ultime incarnation sonore du cosmos ?