En tant qu’espace de création subversif tourné vers la jeunesse (ou du moins vers l’insouciance à laquelle la jeunesse est d’ordinaire associée), le rock a jeté son voile sur l’ensemble de la culture pop, à commencer par le cinéma et la bande dessinée. Et naturellement, le domaine du jeu vidéo n’y fait pas exception. Depuis sa démocratisation dans les foyers, le médium vidéoludique n’a cessé de marcher main dans la main avec les personnalités du rock, que ce soit pour les décliner tels des objets de licence purs et simples ou livrer des interprétations interactives d’univers musicaux.
Mais là où le cinéma et la bande dessinée proposent un cadre fictionnel déjà établi que le jeu vidéo n’a plus qu’à adapter selon des mécanismes de gameplay plus ou moins pertinents, partir d’un artiste musical est une autre paire de manches. Parce qu’il est question de sons et non d’images en priorité, les développeurs doivent passer à travers différentes circonvolutions pour faire de l’univers d’une rock star un jeu, donnant ainsi naissance à tout un pan de la création vidéoludique dans lequel l’étrange côtoie le pire. Et non, nous ne parlerons pas des jeux de rythme faisant intervenir les avatars virtuels des artistes en question (ce serait trop facile) mais bien de ces créations improbables faites de licences hasardeuses, d’exploitation promotionnelle ou d’œuvres multimédia cryptiques. Dans tous les cas, le mot d’ordre est bel et bien « déconcertant ». Le Docteur vous propose donc ce petit panorama composé de 20 jeux qui, à défaut d’être exhaustif, vous donnera une bonne idée de ce que peut susciter l’alliance du rock et du gaming. Afin de mesurer leur influence mutuelle (si tant est que cela soit possible), les titres seront présentés dans l’ordre chronologique.
Commençons en toute logique par le monde merveilleux de l’Atari 2600, à cette douce époque où la part d’imagination du joueur était grandement sollicitée face aux éléments disparates hautement pixelisés qui s’agitent sur l’écran et qui sont censés incarner un gameplay cohérent par rapport au thème. Mais c’était surtout l’époque où la firme Atari saturait le marché de jeux inachevés et déclinés à partir de tout et de n’importe quoi ; en l’occurrence ici de la pochette de l’album Escape du groupe Journey. L’imagerie SF portée par le célèbre visuel de Stanley Mouse a donné lieu à ce jeu de course spatiale à pied (c’est un concept) dans lequel vous incarnez un membre du groupe qui doit rejoindre son van en évitant des groupies représentées par des cœurs sur pattes, des promoteurs réduits à une tête chapeautée et des photographes représentés par des flashs intermittents, sous peine de vous faire pomper votre pognon en cas de contact.
02. Journey Arcade Game (1983) de Marvin Glass & Associates / Midway Games
Neuf ans avant que Mortal Kombat ne déferle dans les salles d’arcade et donne ainsi naissance à cette sous-race vidéoludique que sont les jeux à sprites composés d’images d’acteurs digitalisés, la firme Midway avait déjà produit ses déjections prétendument réalistes avec cette autre adaptation de l’album Escape. Des aliens ont volé les instruments des membres du groupe, chacun va devoir se rendre sur une planète pour le récupérer. Outre le principe des photos digitalisées utilisé pour la première fois dans un jeu vidéo, le concept fait ici preuve d’un minimum de créativité en proposant deux épreuves distinctes avant et après que l’instrument ait été récupéré. Cela n’en reste pas moins un jeu d’arcade des années 80 et si la découverte du basculement du gameplay est plaisante au moment où l’on s’empare de l’instrument, l’effet de surprise s’évapore très vite pour laisser place à la répétitivité propre aux jeux de cette période.
03. Give My Regards To Broad Street (1985) de Concept Software
Si l’on évoquait plus haut l’idée de faire durant les années 80 des jeux vidéo à partir de tout et n’importe quoi, Give My Regards To Broad Street en est l’un des plus brillants exemples. D’un navet écrit et interprété par Paul McCartney a été tiré ce truc vous faisant errer dans les rues de Londres à bord de votre voiture à la manière d’un GTA avec la liberté transgressive en moins. D’autant plus que vous n’avez aucun indice sur ce que vous devez faire, à moins de connaître le film ou d’avoir le manuel sous les yeux. Votre but est de vous rendre à des points-clés de la ville à une heure précise pour rencontrer les gens qui détiennent une partie de votre chanson… qu’il vous faudra mixer une fois reconstituée et nous parlons bien du processeur sonore de la Commodore 64 sur laquelle le bousin est sorti. Et sachez-le, sur ZX Spectrum, le résultat est encore pire.
04. Frankie Goes to Hollywood (1985) de Steven Cain / Denton Designs
Alors que le groupe Frankie Goes To Hollywood est au sommet de sa popularité en 1984, leur label décide de passer commande d’un jeu vidéo auprès de l’éditeur Ocean qui était déjà spécialisé dans les jeux à licence à l’époque. Pourtant, contre toute attente, le résultat va s’avérer être particulièrement en avance sur son temps, à mi-chemin entre le jeu d’arcade et le jeu d’aventure non-linéaire. Vous incarnez un homme dont l’objectif est double : d’une part, vous devez vous accomplir en tant qu’individu en faisant monter au maximum vos caractéristiques de Sexe, de Guerre, d’Amour et de Foi à travers une succession de mini-jeux afin d’avoir accès au Pleasuredome, but ultime de votre quête. D’autre part, vous devrez résoudre un meurtre à partir d’indices que vous récolterez dans différentes maisons afin de désigner le coupable par élimination à la manière d’un Cluedo. Le tout est porté par une imagerie bizarroïde qui achève de rendre l’ensemble fascinant.
05. Michael Jackson’s Moonwalker (1990) de Michael Jackson et Roppyaku Tsurumi / Sega
Personnalité fantasque et exubérante à mi-chemin entre le freak et l’homme-enfant, Michael Jackson ne pouvait qu’avoir droit à son propre jeu vidéo. C’est en tout cas ce que les gens de chez Sega se sont dit pour promouvoir leur nouvelle console Megadrive, bien avant l’arrivée d’un certain hérisson bleu. Adapté du film Moonwalker qui en lui-même était déjà assez haut perché, le jeu nous met dans la peau du Roi de la Pop qui doit aller sauver les enfants des griffes des méchants gangsters. À vous de fouiller chaque recoin pour y dénicher une fillette (non, ne réagissez pas à cette phrase, s’il vous plaît) tout en étalant les ennemis avec votre magnétisme. En effet, chaque coup que vous portez laisse une traînée de poussière étoilée qui blesse les gangsters ; de même, une attaque spéciale qui pompe votre énergie vous permet de lancer votre chapeau tel un boomerang (idéal si vous êtes encerclé). Mais si vous êtes prêts à payer la moitié de votre énergie, alors tous les ennemis se ressembleront pour danser en chœur avec vous jusqu’à l’épuisement, un grand moment ! Côté gameplay, on peut dire que le titre a pris un méchant coup de vieux, sa maniabilité raide et son caractère répétitif – tant dans les niveaux à passer au peigne fin que dans les affrontements de boss, limités à des vagues d’ennemis déjà croisés – n’ont pas joué en sa faveur. Et pourtant, il a su conserver un charme inégalable. Est-ce à cause de son concept délirant, de la personnalité même de Michael retranscrite dans la gestuelle de son avatar et ses digits vocaux, ou tout simplement de la présence de ses tubes qui ont su conserver toute leur énergie malgré les limites du processeur sonore de la Megadrive ? Sûrement un peu tout ça…
06. Crüe Ball (1992) de Mark Weston Sprenger / NuFX
Avec sa robe noire, son design moderne et ses campagnes de pub agressives, la Megadrive de Sega s’est très vite forgée à ses débuts l’image d’une console rebelle transpirant la crasse et la sueur. Crüe Ball est un parfait représentant de cette orientation avec cette simulation de flipper macabre sur laquelle plane l’ombre de Mötley Crüe. Initialement appelé Twisted Flipper, le jeu s’est vu rajouté en catastrophe l’univers du groupe à la demande d’Electronic Arts qui, en plus de la présence d’Allister Fiend – la mascotte de Mötley Crüe –, a fait intégrer à la bande-son les morceaux Dr. Feelgood, Home Sweet Home et Live Wire. Ce qui vient effectivement rehausser l’atmosphère de ce flipper qui tente tant bien que mal de s’éloigner du réalisme au profit de la pure fantaisie vidéoludique malgré une table sur trois niveaux globalement très vides. Frapper les cibles, dégommer les monstres qui se promènent, traverser une rampe qui nous propulse dans une séquence de shoot’em up… la créativité est bien présente, les graphismes et la bande-son servent à merveille le parti-pris crasseux mais le tout reste encore très convenu. Pour les amateurs du genre, c’est plaisant mais pas indispensable.
07. Motörhead (1992) d’Andy Green / Kaitsu Software
Suite au décès de Lemmy Kilmister le 28 décembre 2015, des fans se sont amusés à exhumer le jeu vidéo qui avait été consacré à son groupe Motörhead en 1992. Unique création du studio Kaitsu Software, ce beat’em up s’inscrit dans la lignée de Double Dragon et de Streets of Rage avec un Lemmy représenté en mode SD (Super Deformed) qui doit retrouver les autres membres du groupe en cassant du punk, du loubard, du gothique, du hippie et du bouseux texan. Entre les classiques coups de poings, les guitares électriques dans la tronche, la bouteille de whisky qui vous fait cracher des flammes et l’appel d’une groupie permettant de faire baver tous les ennemis présents à l’écran qui en oublient de vous attaquer, l’ensemble dégage suffisamment de ce parfum politiquement incorrect tout nineties pour faire oublier son caractère répétitif et sa difficulté mal dosée.
08. Revolution X (1994) de George N. Petro et Jack E. Haeger / Midway Games
Et on retrouve la firme Midway pour une nouvelle plongée dans la bouillie de pixels propre aux images digitalisées avec ce rail shooter plaçant le groupe Aerosmith dans un monde dystopique ayant banni toute culture pop. Armé de votre fusil mitrailleur et de cette arme de jet puissante que sont les CD (oui), vous allez devoir vous frayer un chemin pour délivrer les différents membres du groupe planqués dans les niveaux. Si la version arcade originale fut globalement bien reçue pour son côté fun décomplexé, on ne pourra pas en dire autant des portages sur consoles qui furent tous laminés par la critique. Il faut dire qu’entre le background nanardesque et une direction artistique à la ramasse (avec donc Aerosmith en fond sonore), Revolution X devient un peu plus avec le temps un pur monument de kitsch vidéoludique.
09. Virtuoso (1994) de Mat Draper et Andrew G. Williams / Motivetime Ltd.
Ce titre fait figure d’exception dans cette liste puisqu’il ne se rapporte pas à un artiste précis ; il s’avère juste que Virtuoso est un jeu mettant en scène une rock star (sobrement appelée Mega Star, ça ne s’invente pas) qui entre deux concerts s’évade dans un jeu de réalité virtuelle l’emmenant sur Mars, dans une maison hantée ou dans un monde sous-marin. Vous voici donc aux commandes d’un chanteur de heavy metal bedonnant plus cliché tu meurs, encore une fois conçu à partir d’images digitalisées bien moches. De ce fait, le personnage se traîne lamentablement et encaisse tous les coups d’ennemis bien plus rapides que lui, d’autant plus qu’il ne peut pas se déplacer pendant qu’il tire. De là à dire qu’il a pour excuse le fait d’être l’un des tous premiers jeux de tir à la troisième personne, il n’y a qu’un pas que je refuse de franchir. Et puis avouons-le, c’est quand même visuellement hideux.
10. Rise of the Robots (1994) de Sean Griffiths / Mirage
Poursuivons cette plongée dans le médiocre avec ce qui constitue probablement la plus grosse arnaque vidéoludique de tous les temps, j’ai nommé Rise of the Robots. Véritable objet de hype, cette chose s’est inscrite dans le sillage des graphismes à images digitalisées, non pas à partir d‘images tournées d’acteurs comme dans les cas précédents mais avec des images modélisées en 3D. Quand c’est bien fait, on obtient des chefs-d’œuvre comme la trilogie Donkey Kong Country sur Super Nes parce que reposant sur une esthétique cartoonesque avec la synthèse de mouvement qu’elle suppose… et donc sur une maniabilité bien réglée. Mais quand on se targue de vouloir faire du réalisme avec cette technique, on obtient d’innommables purges comme ce jeu de baston de robots où les mouvements se veulent tellement détaillés qu’ils instaurent un temps de latence entre le moment où l’on appuie sur le bouton et le moment où le coup est porté ; où les ressources graphiques pompent tellement d’espace sur la cartouche qu’il n’y a plus de place pour un gameplay un tant soit peu varié (un coup de poing et un coup de pied et c’est marre) et où l’on fait face à des adversaires complètement déséquilibrés entre eux. Et quel est le rapport avec les rock stars, me direz-vous ? Tout simplement le fait que Brian May, le guitariste de Queen, assure la partie musicale du titre et que son nom fut utilisé comme outil promotionnel à part égale avec les graphismes certes poussés pour l’époque. Mais au-delà de ça, point de salut…
À suivre…