La musique, en tant que médium artistique, marque au fer rouge les sensations. Que serait un film de Dario Argento sans les mélodies troublantes des Goblin ? Les plongées futuristes urbaines du cher John Carpenter sans sa patte musicale ? Kubrick sans Strauss ?
Selon ce dernier, le film n'était qu'une mise au service de l'image pour la musique. Au-delà des partitions qui illustrent, magnifient des images, j'ai choisi pour vous d'explorer les œuvres uniques qui exploitent le domaine direct de la terreur, de l'angoisse.
Si l'on en croit les lieux communs, on trouverait cette terreur du côté des genres musicaux dit "extrêmes" tels que le black metal. En bonne pourfendeuse des idées reçues, je vous propose ici, littéralement, des partitions qui prennent aux tripes.
L'esprit qui sait apprécier la création fait des fois malgré lui des ponts entre médium parfois surprenants. C'est mon cas concernant Katatonia et l’œuvre vidéo-ludique magistrale qu'est Silent Hill.
Glisser de l’atmosphère d'épouvante de l’œuvre de Keiichiro Toyama et de son compositeur Akira Yamaoka vers le black metal doom gothique des Suédois de Katatonia peut paraître au premier abord poussif.
Mais ce lien se fait tout naturellement à l'écoute de l'album Last Fair Deal Gone Down. La totalité de cette galette pourrait être une bande originale fantasmée de l'un des trois premiers opus de la série Silent Hill : mélodies mélancoliques rouillées (au propre comme au figuré) font écho au travail magistral de Yamaoka sur les jeux, le Japonais et les Suédois égrenant leurs angoisses dans une explosion mélodique lumineuse qui glisse lentement mais surement vers une ambiance malsaine à la fois attirante et repoussante.
J'ai commencé cet article en parlant de cinéma, d'image, il est donc tout naturel d'aborder l’œuvre d'Edward Artmiev, compositeur visionnaire de musique électronique, et surtout compositeur attitré du grand Andreï Tarkovski.
Si souvent ses partitions tendent vers des ambiances entre l'introspection extrême et l'exaltation poétique, Artemiev a su, notamment pour la bande originale du film Stalker, créer un sound design absolument unique, traduisant au plus proche en musique l'atmosphère de ce film, véritable démonstration poétique du rapport entre l'Homme et la nature souillée, éventrée par la science.
L’œuvre d'Artemiev s'intéresse à l'angoisse insolvable du destin commun des sociétés humaines. Avec la B.O. de Stalker, il crée une partition uniquement composée de bruits connus, rythmant inexorablement l'action, et du connu surgit l'inconnu : les sons de notre environnement quotidien créent un univers oppressant qui finit par n'être qu'un bourdon diffus, duquel résulte une déconnexion angoissante totale entre l'image et le son.
Stalker est un film dont on sort en se demandant si l'on a bien entendu une quelconque musique, et si cette dernière n'était pas une création de notre esprit.
Lorsque l'on essaye de disséquer les impacts de la musique sur le psychique et même parfois le physique, on ne peut que s'orienter naturellement vers les compositeurs intéressés par des démarches bruitistes et concrètes.
On connait John Zorn pour sa carrière titanesque et sa volonté continue de pousser les limites des formations musicales, par exemple du combo rock avec Naked City, à grands coups d'improvisations hardcore et d'avant-garde qui échappent à toute classification académique.
Même si Naked City comprend son lot d'angoisses musicales, il est certainement plus judicieux de parler ici de l'album Kristallnacht, d'abord sorti au Japon sur le label EVA en 1993 puis réédité par les soins de Zorn sur son propre label Tzadik.
Dans le livret figure un avertissement qui stipule que le disque contient des hautes fréquences extrêmes à la limite de l’ouïe humaine pouvant causer des manifestations physiques telles que des maux de tête et nausées. Avertissement plutôt musclé donc, mais justifié pour le titre "Never Again".
Avec cette œuvre, Zorn nous présente une musique d'une beauté dérangeante qui donne chair à toutes les étapes de l'Holocauste, donc de l'horreur. C'est une déclaration de Zorn : aucun jugement n'est porté, aucune sensibilité exacerbée. Nous sommes là face à une pièce d'art brut où la musique est un témoignage tangible de l'idée, faire-valoir d'un équilibre entre angoisse et beauté affectée.
On l'a vu avec Zorn, la musique peut parfois s'étioler à dessein au point qu'elle n'en devient presque plus musicale. Nous arrivons donc au travail de nombreux compositeurs autour de la musique atonale et sérielle, c'est à dire autour d'une musique pensée en dehors du cadre harmonique communément admis, pensée en termes d'organisation de motifs musicaux qui se succèdent permettant d'accéder à l'atonalité.
Lorsque l'on parle d'effroi, on ne peut que citer l’œuvre de Krysztof Penderecki.
Grand compositeur contemporain de musique atonale, il utilise les instruments classiques comme des percussions et fait preuve dans la première moitié de sa carrière d'un travail fondamental sur le chromatisme.
Le "Thrène à la mémoire des victimes d'Hiroshima", datant de 1960, est un œuvre pour 52 instruments à cordes. Le thrène est une forme grecque antique qui ramène aux lamentations chantées lors des funérailles. Il est intéressant de signaler que Kubrick réutilisera certains passages de cette œuvre pour la B.O. du film Shining.
L’œuvre est une superposition d'effets musicaux mis en couches successives pour arriver à la pièce musicale la plus angoissante et terrible jamais produite. Des couleurs se créent avec cette accumulation de motifs musicaux, et l’œuvre ne prend ainsi tout son sens qu'une fois écoutée dans son intégralité.
De la même manière que l'on ne peut juger un évènement historique dans son horreur et dans ses dommages que dans son intégralité, Penderecki nous livre ici une vision de la globalité de l'horreur, faisant se rassembler fond et forme. Il souligne également par cette forme musicale la nécessité d'un recul nécessaire face au fait historique, qui prend en compte les dégâts immédiats et les dégâts du temps, nous faisant ainsi réfléchir sur une certaine chronologie de l'horreur.
L’œuvre de Penderecki, comme toutes celles citées ci-dessus, prend au
cœur et transcende la forme musicale pour arriver à une superposition
de milliers de voix mortes qui s'élèvent, faisant sincèrement passer le
morceau de black metal le plus agressif pour un couinement de poussin.
Image d'illustration de l'article: Francis Bacon, Trois études de figures au pied d'une crucifixion, 1944
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