vendredi 19 août 2016

The Young Gods: du collage à la fusion


Si vous avez prêté une oreille au dernier podcast récemment mis en ligne par les hautes autorités des G-Spots, vous m'avez très certainement entendue faire l'éloge de ce groupe suisse qui - et je suis prête à miser gros là-dessus - n'avait jamais ne serait-ce qu'effleuré l'esgourde du mélomane avide de curiosités que vous êtes. Point de honte à avoir, on ne peut pas dire que les Young Gods soient particulièrement populaires. C'est un groupe que j'ai moi même découvert sur le tard mais qui, très rapidement, a pris une place centrale dans mon panthéon musical personnel.


Vous l'aurez compris, voilà un groupe qui me tient particulièrement à cœur ; mais malgré ce sincère engouement, je ne savais pas vraiment quelle perspective aborder tant la tâche me semblait rude. Comment aborder convenablement cette carrière si discrète et en même temps si influente ? Comment rendre compte du statut à la fois à part et incontournable du groupe ? Le houmous israélien surpasse t-il vraiment la houmous grec comme l'outrecuidant Captain Nightfly aime à le prétendre ?

Tant de questions restées sans réponse, tant d'interrogations suspendues...

Et puis finalement, le déclic : quelle meilleure perspective pour parler de la musique des Young Gods que celle de la fusion des genres ? Finalement, quel meilleur créneau pour aborder la carrière de ce groupe que certains journalistes musicaux, par paresse, ont trop souvent tendance à ranger du côté de l'indus ? Cette filiation colle à la peau du groupe depuis ses débuts, et sans être réductrice pour autant, elle ne rend absolument pas compte de l'identité fondamentalement et ontologiquement inclassable des Young Gods.

Personnellement, ma première rencontre avec les Gods s'est faite via leur page Wikipédia. On ne va pas se le cacher, cela reste souvent la première source d'information, la première « vitrine » à laquelle on a accès. Et le moins que l'on puisse dire, c'est que la vitrine des Young Gods est pour le moins attrayante : Trent Reznor, Devin Townsend, Maynard James Keenan, Mike Patton, David Bowie (entre autres) ont très clairement revendiqué l'influence de cet abscons groupe suisse. Oui, c'est une jolie brochette. Et personnellement, ce ne sont que des musiciens pour lesquels j'ai la plus haute estime. Au-delà de ça, c'est quand même assez fascinant de voir réunies toutes ces figures elles-mêmes assez représentatives d'approches musicales tellement bigarrées qu'il en devient périlleux (ou con, au choix) de les classifier. Les Young Gods ressemblent aux gens qu'ils ont influencés, mais en beaucoup moins reconnus.

Malgré ce côté très confidentiel qui caractérise bien le groupe, la musique des Young Gods va rapidement interpeller par-delà les frontières assez opaques de la Suisse, et ce, dès la parution de leur premier album. Sorti en 87, deux ans après la formation du groupe, l'opus The Young Gods séduira le très indie Melody Maker qui le propulsera au rang « d'album de l'année », leur offrant alors une visibilité non négligeable et finalement assez inattendu pour un groupe habitué aux petites salles voire aux concerts dans des squats.


Il faut dire qu'il y a matière à interpeller. Riche d'une identité déjà très affirmée, ce premier album marquera les esprits dans sa volonté de brouiller les pistes et de télescoper le rock'n'roll à grands renforts d'échantillonneurs et de bidouillages électroniques en tout genre. Car contrairement à pas mal de groupes underground de l'époque (dans la musique industrielle notamment), les Gods n'ont jamais refusé le rock, que ce soit en terme de structures, de sons, ou d'influences. Fondamentalement ouvert d'esprit, Franz Treichler (chanteur et principal compositeur du groupe), a toujours fait coexister dans sa musique des influences très disparates: rock, punk, heavy metal, musique industrielle, musique de cabaret, musique classique... bref, de Cabaret Voltaire à Mozart en passant par les Stooges.

La musique des Young Gods est un joyeux patchwork scellé par une approche très particulière du sample, approche qui m'évoque complètement les collages dadaïstes et surréalistes du début du XXe siècle. Ce qui motive et a toujours motivé Treichler en tant que musicien (et pour utiliser un terme qui lui semble cher), c'est « l'élément de surprise ». De fait, la première partie de la carrière des Gods peut se révéler être déstabilisante pour un auditeur non averti. Pour autant, leur musique ne créée jamais vraiment de malaise profond, et c'est là un autre point de rupture par rapport à la majorité des productions underground de l'époque. Les Gods n'utilisent pas le sample pour transformer notre cerveau en usine à gaz fumeuse, mais plutôt comme le vecteur d'une énergie très particulière, paradoxale parfois, à mi-chemin entre la primitivité la plus directe et l'avant-gardisme le plus subtile.


 Envoyé – The Young Gods (1987)

Fais La Mouette - The Young Gods (1987) 

  L'Amourir – L'Eau Rouge (1989)

 Solomon Song – Play Kurt Weill (1991)

Le grand tournant de la carrière des Young Gods s'amorcera en 1992, avec l'album T.V. Sky. Recherchant une unité de son plus marquée, cet album laisse la part belle aux samples de guitare et à une production plus typée « mur du son ». Les Young Gods envoient l'artillerie lourde et ça fait beaucoup de bruit. Mais, malgré cette recherche formelle d'uniformité, T.V. Sky s'avère être un album tout aussi riche en contrastes que ses prédécesseurs. Un son massif et puissant nappé d’éléments rock, psychédéliques et électroniques, une sorte de « rencontre entre ZZ Top et Kraftwerk » comme Treichler aime à qualifier le morceau Gasoline Man, voilà la nouvelle expérience auditive à laquelle les Gods nous convient à travers cet album.




Plus j'écoute T.V. Sky, plus je m'étonne et regrette que cet album ne soit finalement que très rarement cité par les amateurs de metal industriel qui, pour la plupart, ne voient pas plus loin que Ministry et Rob Zombie. Mais plus j'y pense, et plus je me dis qu'il est en réalité difficile d'affirmer que les Gods n'ont pas eu la carrière qu'ils méritaient tant celle-ci découle de choix artistiques et personnels forts. En termes de popularité, j'ai parfois tendance à penser qu'il auraient pu prétendre à une carrière à la Nine Inch Nails. En tout cas, dans les années suivants T.V. Sky, autour de la période 92 – 96, la conjoncture dans laquelle le groupe a été amené à évoluer pouvait laisser le présager. Déjà épaulé outre-Atlantique par l’iconique Wax Trax! Records ainsi que par une fan-base aussi discrète que dévouée, les Gods se sont vus proposer un contrat de 15 000$ (somme loin d'être dérisoire lorsque l'on vient du milieu l'underground ) pour signer chez la grosse écurie Interscope.

Après l'explosion T.V. Sky, qui représente la première percée internationale du groupe, on aurait pu craindre une perte d'identité. Only Heaven, sorti en 1995, viendra démentir toute suspicion de normalisation du groupe. Décidant de poursuivre leur fructueuse collaboration avec Roli Mosimann, ancien batteur des Swans reconverti en producteur, les Gods poursuivent à travers cet album leur insatiable quête de nouvelle textures sonores. Loin d'être une resucée de T.V. Sky, Only Heaven se montrera beaucoup plus expérimental que ce dernier, à l'image de l'incroyable saga électro-ambiante et psyché que représente un morceau comme "Moon Revolutions".

Only Heaven sera la première et dernière expérience des Gods avec une grosse major. Non pas que cette collaboration ce soit mal passée, mais après une tournée harassante et l'abandon de Use Hiestand (le batteur de l'époque) à la fin de cette dernière, les Gods, sans doute lassés par les contraintes que ce type de contrats peut suggérer (l'obligation de résider sur le territoire américain et donc de changer radicalement de mode de vie), prirent la décision de rassembler leurs cliques et leurs claques pour se rapatrier du côté de Genève. Pour la peine, ils sortent dans la foulée Heaven Deconstruction, première excursion ambiante du groupe.

La sortie en 2000 de l'album Second Nature viendra confirmer le tournant rock-électro des Young Gods. Pour autant, la complexité du son du groupe vient ici s'enrichir d'une nouvelle approche, d'une nouvelle couche sonore beaucoup plus organique que sur les albums précédents. La musique des Gods fourmille, elle tressaille. Second Nature a une place particulière pour moi. C'est par lui que j'ai débuté mon initiation aux Young Gods, et il reste pour moi l'album le plus planant du groupe, le plus immersif.

Cette ambiance très organique qui traverse Second Nature va inaugurer chez les Gods une période plus instrumentale et atmosphérique. De 2002 à 2004, ils sortiront deux albums de musique ambiante : Six Drew Point, et surtout, le magistral Music For Artificial Clouds que je considère personnellement comme un sommet de musique concrète, une parfaite fusion entre l'analogique et l'organique.

Après cette parenthèse ambiante, les Young Gods vont, contre attente, rentrer dans une phase particulièrement prolifique de leur carrière. La sortie du best-of XXY pour les 20 du groupe leur donne l'occasion de se replonger dans leur très large répertoire. Histoire de bien faire les choses, les Young Gods se paient le luxe d'un concert "best-of" électro-symphonique avec le Lausanne Sinfonietta à l'occasion du Festival de Montreux. Cerise sur le gâteau, ils sont rejoints sur scène pour deux chansons par leur fan-boy number one, le sieur Mike Patton.
 
Sans doute mis en contact par ce dernier via Ipecac Records, les Young Gods collaborent pour quelques concerts avec l'excellent groupe de hip-hop Dälek. Encore une fois, la fusion des genres est frappante et fonctionne particulièrement entre ces deux univers. 



 
En 2007, ils sortent Super Ready/Fragmenté. Ce nouvel album semble revenir à une approche plus rock, plus directe et instinctive, rappelant l'énergie initiale des premiers albums. La boucle semble bouclée. Mais voilà, après avoir bâti tout son son et son approche musicale sur les samples et les machines, les Young Gods décident maintenant de prendre le contrepied et d'explorer de nouvelles contrées, plus acoustiques cette fois. Ils se lancent alors dans un travail de réarrangement assez considérable de plusieurs anciens morceaux, toutes périodes confondues, des plus indus aux plus électroniques, afin d'exploiter leur potentiel mélodique et acoustique. Un an seulement après Super Ready/Fragmenté, Les Young Gods sortent le somptueux Knock On Woods. Pas grand chose à ajouter sur cet album si ce n'est : écoutez le bordel, ÉCOUTEZ LE ! Aller, histoire de mettre tout le monde d'accord et de rendre un p'tit hommage à Alan Vega et à Suicide, voici une sublime reprise de "Ghost Rider", mélangée avec le morceau des Gods « Gardez les esprits », le tout version acoustique.


Chez les Gods, il existe deux, parfois trois versions d'un seul et même morceau. C'est un fait qui peut paraître anodin, mais pour moi cela témoigne d'une volonté de toujours faire. évoluer leur musique, la confronter en permanence à de nouvelles approches.

Everybody Knows, sorti en 2010, viendra en quelque sorte sublimer cette fructueuse période. A la fois rock et acoustique, organique et synthétique, il cristallise parfaitement les différentes directions prises par le groupe au fil des années. Un équilibre parfait semble avoir été trouvé. Pourtant, depuis cet album, le groupe semble être entré dans une phase de hiatus non officiel. Dans plusieurs interviews récentes, l'on sent Treichler un peu hésitant quant à l'avenir du groupe et la nouvelle tendance à explorer. Alors oui, ces dernières années, les Young Gods ont beaucoup tourné et Treichler a multiplié les collaborations et les projets parallèles, mais rien de vraiment nouveau à se mettre sous la dent.

Everybody Knows serait-il le dernier soubresaut artistique et créatif d'un groupe en perte de vitesse ? Cette volonté acharnée de fusionner les genres et les approches musicales mène-t-elle inévitablement au manque d'inspiration ?

Tant de questions restées sans réponse, tant d'interrogations suspendues...

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