samedi 14 février 2015

Vincent Crane : la Saint-Valentin de trop


Voilà un artiste qui aurait pu se réserver une place dans trois de nos dernières émissions : Eros, Thanatos et Asylum. Vincent Crane est décédé un 14 février, il s'est donné la mort le jour de la Saint-Valentin de l'année 1989, ayant souffert de troubles bipolaires depuis la fin des années 60 et multiplié les séjours en hôpitaux psychiatriques.


Mais au-delà des circonstances de sa mort, c'est bien sûr l'artiste qui nous intéresse car Vincent Crane était certainement l'un des organistes de rock majeurs de sa génération, notamment dans son usage du mythique orgue Hammond, à la hauteur de Jon Lord (Deep Purple) ou Keith Emerson (ELP), néanmoins resté dans l'ombre par rapport à d'autres, malgré un parcours marqué tout de même par plusieurs collaborations avec quelques légendes, la fondation d'un groupe culte pour les connaisseurs et la réalisation de quelques albums à ranger près de nombreux classiques des musiques heavy naissantes à l'articulation des années 60 et 70.

L'histoire discographique de Crane commence déjà dans un monde de fous : The Crazy World Of Arthur Brown (où il officie au côté du batteur Carl Palmer, futur membre d'Emerson, Lake & Palmer). L'organiste fait partie du groupe de l'excentrique anglais Arthur Brown, un des pères du shock-rock, sur son premier album portant en lui le tube "Fire", classé au sommet (ou pas loin) des charts de nombreux pays.


Une aventure prometteuse vite interrompue par l'apparition des premiers problèmes de santé mentale de Crane et la dissolution du groupe du God of Hellfire. Crane remonte en selle et fonde avec Carl Palmer son propre groupe : ce sera Atomic Rooster dont le deuxième album (sur lequel Palmer ne figure déjà plus, étant parti rejoindre ses copains Emerson et Lake) figure dans toutes les listes des albums séminaux du heavy metal. Death Walks Behind You sort la même année que les premiers opus de Black Sabbath, Uriah Heep et Lucifer's Friend, un temps où le flower-power des musiques psychédéliques a fini de faner et n'orne plus qu'un lourd tombeau où certains enterrent leur déprime post-Peace & Love sous des riffs plombés et des paroles évoquant forces du Mal, mort et toutes sortes de tourments, où les pochettes de disques alignées chez le disquaire ne montrent plus les lettrines bariolées des Sixties mais faciès macabres et idée d'un mal tapi dans l'ombre qui fascineront les futurs metalheads (comme ceux du groupe Paradise Lost qui reprendront le morceau-titre en 1992). 


Mais le Coq Atomique n'aura pas la joie de pousser son cri plus de cinq fois au cours de cette décennie et explosera en 1975 après des années de totale instabilité de line-up, Crane voyant les membres de son groupe le quitter à mesure que lui-même bouleversait le style d'Atomic Rooster. Probablement influencé par cette bipolarité qu'on lui a diagnostiqué quelques années auparavant, Crane réalise un grand écart en trois ans (de l'album Atomic Rooster en 1970 à Nice 'n' Greasy en 1973), passant d'un heavy rock progressif à un registre plus blues, voire carrément soul et funk.


Cet éclectisme est tout sauf un handicap pour la carrière de Crane qui, si cela ne lui permet de maintenir Atomic Rooster en vie, peut s'offrir quelques collaborations reluisantes. En 1971, il participait déjà au premier album solo du guitariste irlandais Rory Gallagher après la séparation de Taste, démontrant ses talents de pianiste de blues sur le titre "Wave Myself Goodbye".


En 1979, il retrouve même son ancien acolyte Arthur Brown chez l'un des barons du krautrock : Klaus Schulze (ex-Tangerine Dream, Ash Ra Tempel) dans ses expériences électroniques sous le pseudonyme Richard Wahnfried sur l'album Time Actor auquel participe aussi un virtuose de la batterie et ancien collaborateur de Santana : Michael Shrieve.


Moins expérimental fut certainement l'épisode Katmandu à partir de 1983 qui ne révolutionna en rien l'histoire de l'art avec son unique album A Case For The Blues sorti en 1985 mais avait au moins le mérite de réunir, outre Crane, le guitariste fondateur de Fleetwood Mac Peter Green (qui avait en commun avec l'organiste d'avoir connu quelques instituts psychiatriques en raison de sa schizophrénie qui l'a mené à quitter le groupe qu'il avait fondé au début des années 70) à qui le monde du rock doit quelques classiques, en particulier à partir du moment où ceux-ci ont été repris par d'autres ("Black Magic Woman", "The Green Manalishi") et le chanteur de Mungo Jerry et auteur du célèbre "In The Summertime" Ray Dorset. Un album de blues très classique, réunissant quand même les talents vocaux de Dorset et le feeling de Green, et offrant une démonstration de boogie par Crane.
 

Les années 80 seront aussi marquées dans cette histoire par la résurrection d'Atomic Rooster. Mais ce n'est déjà plus le même groupe malgré la réunion, pendant un temps, du line-up de l'époque Death Walks Behind You avec le chanteur John Du Cann et le batteur Paul Hammond. Le chant du cygne de Crane est enregistré en 1983 avec l'album Headline News. Si Hammond est toujours présent, l'organiste se charge lui-même du chant et s'accompagne de guitaristes renommés : Bernie Tormé (qui a officié auprès de Ian Gillan, alors ex-Deep Purple) et ni plus ni moins que David Gilmour de Pink Floyd (très reconnaissable sur le titre d'ouverture "Hold Your Fire"). Et si cet album semble loin de ce que le groupe faisait une douzaine d'années auparavant, il serait absurde de lui en faire le reproche : Atomic Rooster n'a jamais été que l’œuvre de Crane en tant que maître à penser de l'ensemble et donc le fruit de son cerveau. Et faut-il imaginer que le travail avec Schulze y est pour quelque chose s'il sonne très électronique ? Essayons plutôt d'y voir un artiste en phase avec son temps où le rock se fait plus électronique justement, avec un usage du synthé tel qu'il est le symbole de cette décennie, même s'il a aussi son lot de riffs et de passages psychédéliques.

Quoi qu'il en soit, le come-back d'Atomic Rooster dans les années 80 est un échec qu'on tentera de réparer vers la fin de la décennie avec une nouvelle tentative de tournée avec John Du Cann mais est arrivé entre temps ce fatal jour de la Saint-Valentin de 1989 où Vincent Crane choisit de s'endormir à tout jamais avec l'aide d'une surdose de somnifères.

Vingt-six ans après nous espérons vous avoir donné envie de mieux connaître l'oeuvre de ce musicien et peut-être même d'aller lui rendre visite sur sa tombe au cimetière d'East Finchley, dans la banlieue de Londres.