mercredi 7 septembre 2016

Rise Above Records : tout le portrait de Lee Dorrian


Il y a chez les Allemands et principalement dans leur musique, un je-ne-sais-quoi de... pachydermique. Bon, tout le monde acquiescera sur les qualités indéniables du Krautrock de Can et Amon Düül II, les expérimentations du Alpha Centauri de Tangerine Dream ou d'Ash Ra Tempel. En revanche, on restera plus mitigé quant aux hurleurs de Scorpions, Accept, ou Edguy, exhibant fièrement spandex, mulets, et choucroutes (bien loin de l'esprit de Goethe, n'est ce pas ?).

De son coté, l'Angleterre s'est toujours montrée plus raffinée, distinguée. Distillant de ci de là ses influences gothiques ou romantiques directement héritées de William Blake et Lord Byron. En sont témoins les Sisters Of Mercy, Nick Drake ou autres proto-doomeux comme Pagan Altar.

Force est de constater que ces deux exemples ne sont pas des modèles, mais quelle meilleure manière de montrer le paradoxe entre les géants teutons de Nuclear Blast, et le timide label indépendant de Rise Above Records (certes ma comparaison était un peu capillotracté, mais elle vous aura laissé comme deux ronds de flan) ?


Inutile de s'attarder sur la machine de guerre allemande, mais elle est un exemple typique de ce qui peut devenir horripilant chez un label : proposer un produit pour chaque "frange" de la famille du metal (tu parles la gueule de la famille). Une dose death et black calibré pour les radios de Stuttgart, du sympho en-veux-tu-en-voila, des atrocités qui chantent a capella (engager Van Canto et dire à Gojira qu'ils n'avaient pas de chance de percer n'a pas été la décision la plus intelligente du label, cela va sans dire), et quelques groupes perdus dans la masse mais parvenant à garder une certaine identité.
Petit bémol, tout devient formaté, et ainsi, Enslaved et son black metal progressif sonne aujourd'hui comme Slayer ou Meshuggah. Idem pour Blues Pills qui malgré un réel potentiel et des compos plus que solides, manque de la spontanéité qui se dégage d'un Jex Thoth, Blood Ceremony ou d'un Jess & the Ancient Ones.

Mais revenons à notre haggis parce que s'il y a un label qui n'a pas été si bien mis en valeur que ça lors de notre émission ... sur les labels ..., c'est bien le Rise Above Records de notre vicaire préféré, le sympathique Lee Dorrian.

Bill Steer, Shane Embury, Mick Harris et Lee Dorrian, la classe à l'anglaise ...

Un petit retour s'impose à la fin des années 80 près de la charmante bourgade de Coventry, où suite au départ de Justin Broadrick et Nic Bullen, Napalm Death, petite formation anarcho-punk-grind, engage deux de leurs connaissances, Bill Steer et Lee Dorian, jeune fan de shoegaze et de hardcore qui organise quelques concerts dans la région. Le combo sort en 1987 Scum et sa face B fait découvrir à l'Angleterre que Venom et Slayer sont des bisounours comparés à l'apocalypse sonore qui déferle des "John Peel Sessions". Au passage, Mick Harris développe le blast-beat, Bill Steer crée le gore-grind avec Carcass et Lee fait connaître son organe et sa manière assez particulière de se placer sur un chant entièrement possédé et complètement freak. Un an après, le groupe remet le couvercle avec From Enslavement To Obliteration et son morceau d'ouverture... d'une lenteur insultante pour ce qu'on considérait comme le groupe le plus rapide de l'époque. Dorrian tente d'imposer sa patte en cherchant à orienter Napalm Death vers un style plus lent à la manière des Californiens d'Autopsy, tout en gardant l'aspect extrême, contestataire et avant-gardiste du grindcore. Malheureusement comme le montre l'EP Mentally Murdered sorti dans la foulée, Mick Harris cherche plutôt à poursuivre vers un death conventionnel. Exit Dorrian et Steer donc.


Il est à noter que Napalm aura été un terreau assez fertile pour tous les membres l'ayant traversé, puisque Broadrick devient un pionnier du metal indus avec Godflesh, puis se dirige vers le shoegaze avec l'excellent Jesu. Harris, avant de partir expérimenter sa dub en solo chez Scorn, ira taquiner du grind-jazz chez Painkiller. Et Steer révolutionnera le death metal avec Carcass pour enchaîner sur le blues-rock claptonien de Firebird.

Painkiller : une élégie de la violence et l'apocalypse sonore selon John Zorn, Bill Laswell et Mick Harris
Avant que le line-up n'explose néanmoins, Lee crée son propre label : Rise Above Records, le titre d'une chanson de l'EP Mentally Murdered. Le but est dans un premier temps de promouvoir Napalm Death. Mais suite à son départ, c'est un moyen de se faire plaisir en sortant des EP pour les groupes de hardcore punk qu'il affectionne.

Peu de temps après, il rencontre Mark Griffiths, un roadie de Carcass avec qui il partage un amour inconditionnel pour la scène doom dont Black Sabbath a accouché : Saint Vitus, The Obsessed, Trouble, Pentagram, Witchfinder General et Cirith Ungol, entres autres. Le style n'est pas vraiment d'actualité à l'époque et même les fondateurs du Death-Doom, qui deviendront populaires pendant la décennie, comme Paradise Lost et My Dying Bride n'en sont qu'à leurs balbutiements.

L'aventure Cathedral démarre néanmoins après l'arrivée de Gaz Jennings et Mike Smail à la guitare et à la batterie qui complètent le line-up qui accouche à l'hiver 1991 du mythique Forest Of Equilibrium. Sorti chez Earache Records, maison de disque spécialisé dans le death metal (Morbid Angel et Entombed ont posé, l'année précédente, les pierres angulaires du genre chez  eux), l'album fait l'effet d'une petite révolution dans une scène ou le maître mot de l'époque est "vitesse". Les ambiances sont sombres et possédées, tout comme la voix lancinante de Lee Dorrian, mais un parfum de renouveau et le charme inespéré des complaintes groovy des quatre gargouilles dans le vent de Coventry affirment leur statut de messie d'une scène qui ne demande qu'à sortir de la tombe où elle vient d'être enterrée. Le LP permet aussi d'apprécier la manière dont la bande a digéré la scène, car si "Ebony Tears" nous plonge dans la forêt de l'équilibre où l'on rêve de se perdre tels les deux amants de la chanson, "Soul Sacrifice" décoche un sacré uppercut qui préfigure la vague death 'n roll qu'inaugurera quelques années plus tard Entombed avec Wolverine's Blues.


Columbia sentant bien le filon des revival 70's avec le succès des Black Crowes, les signe pour leur deuxième opus, The Ethereal Mirror. Pièce maitresse de l’œuvre cathedralienne, elle va néanmoins diviser les fans de la première heure, appréciant les relents extrêmes du précédent, ainsi que le groupe qui se déchire en tournée. Lee et Gaz tiennent la barre malgré le départ de leurs collègues et de la major, et enchainent sur Carnival Bizarre en 1995 qui consacre la bande en partie grâce à l'apparition du maître Tony Iommi sur "Vampire Sun", ainsi que du clip kitschissime mais ultra culte du "Hopkins" inspiré du "Witchfinder General" avec le bad guy de toujours : Vincent Price.


Pendant ce temps, Lee a continué de peaufiner l'image et le roster de Rise Above, qui reste malgré tout une minuscule structure (aujourd'hui cinq salariés). Cependant, les signatures de certains groupes s'avèrent décisives pour le label, et en 1995, pendant que "Hopkins" passe sur MTV, trois drôles de zigotos du Dorset sortent leur premier méfait sur le label : Electric Wizard. La musique de Jus, Tim et Mark est à l'image de leurs pionniers : brute, pleine de groove et de haine, et sacrément influencée par Jean Rollin, Pentagram et Venom. Et malgré les déboires de tous les membres, les peines de prison, le turn-over incessant des batteurs, et l'herbe qui monte au cerveau, ce n'est que vingt ans plus tard qu'ils abandonneront le nid familial (en mauvais termes) mais en laissant une empreinte assez indélébile pour s'établir une réputation de groupe culte avec le lovecrafto-drugo-heavy Dopethrone en 2000. Ce qui permet aussi à Rise Above de devenir un mètre-étalon du bon goût, la petite prêtresse en flamme du logo étant à présent synonyme de qualité supérieure.



Au même moment ce sont les anciens Our Haunted Kingdom devenus Orange Goblin férus de Grand Funk Railroad, Hawkwind, et Tolkien qui livrent en 1997 un Frequencies From Planet Ten relevant le niveau de la scène stoner américaine avec une arrogance punk incroyable et un frontman, en la personne de Ben Ward, tout en poils et en coffre. Tout comme Cathedral, le groupe s'éloignera de ses racines païennes doom dans les années 90 pour céder à une musique plus catchy, histoire de faire la nique aux Masters of Reality, Kyuss et Fu Manchu, et montrer que c'est pas parce qu'on est anglais et qu'on a des chicots pourris qu'on sait pas faire bouger du popotin.


Enfin d'autres formations de pionniers comme Sleep (qui y accouchera dans la douleur de son Jerusalem), Sunn O))), The Gates Of Slumber, Penance, Revelation et même Pentagram passent faire un tour chez Rise Above au moins pour de la distribution. Mais surtout Lee impose certains de ses coups de cœur, y compris pour des groupes qui n'avaient pas forcement la prétention  d'apparaître sur un label spécialisé dans le doom. Ainsi, Astra délivre un rock progressif de qualité, digne des premiers albums de King Crimson, Diagonal et son jazz-rock amènent une couleur assez inhabituelle dans l'écurie, quant à Chrome Hoof, side-project de Leo Smee, nouveau bassiste de Cathedral, il mêle habillement orchestre de chambre, funk, disco, metal et musique électronique.


Après les errements stoner sur les terres américaines, Lee Dorian revient à ses origines en 2001 avec l'album Endtyme, une de ses oeuvres les plus sombres et intéressantes car mêlant enfin les deux facettes aujourd'hui indissociables de l'univers de Cathedral : une musique extrême mais fortement teintée de l'héritage progressif et accrocheur des années 70. C'est aussi l'année de la fin de la collaboration avec Earache et de plusieurs changements d'écuries entre Spinefarm, Southern Lord et, surprise des surprises en 2005, une signature chez Nuclear Blast pour The Garden Of Unearthly Delights. Un album certes intéressant mais pas autant que son successeur, cinq longues années plus tard, le surprenant The Guessing Game, sublime fresque de deux disques où le rock progressif croise  des passages funky, voire limite disco. D'autre part, Cathedral se laisse aussi aller pour la première fois à des titres franchement folk, psyché et jazz comme "Cats, Incense, Candles & Wine" que n'aurait pas renié la scène prog de Canterbury. En bref, un album indispensable pour découvrir ce qui aurait certainement pu être l'album solo de Lee Dorrian, en tout cas un des meilleurs de doom des années 2000 (si ce n'est un des meilleurs tout court) pour votre Captain.


A défaut d'un projet solo, il prendra néanmoins le temps de poser sa voix de crooner d'outre-tombe sur l'unique galette du supergroupe de drone Teeth Of The Lions Rule The Divine au côté de ses nouveaux disciples de Southern Lord : les Belphegor de Sunn O))), Greg Anderson et Stephen O'Malley. Le résultat est moins expérimental que le projet des Américains et se rapproche finalement plus de Earth, dont le nom du groupe est un hommage évident au culte Earth2. Une oeuvre tout en larsen à apprécier au chaud dans son cottage les dimanches après-midi pluvieux.


En 2006, Lee, visiblement en pleine période revival lance la nouvelle branche de Rise Above Records : Rise Above Relics, destinée aux réeditions d'albums introuvables d'obscures formations proto-doom, psyché, ou funk des années 60-70.

A l'exception des Iron Maiden originaux (dont tous les fans du groupes ont déja entendus parler), il est peu probable que Possessed, BANG, ou Mellow Candle vous disent grand chose à moins que vous ne soyez archéologue des 60's. Mais vous risqueriez de passer à coté de petites pépites dont l'influence sur certaines scènes est presque indéniable. Luv Machine et son rock heavy teinté de soul sacrément funky cognait davantage que Sly Stone, en groovant plus qu'un Blue Cheer. Des Living Colour avant l'heure ? Hey, pourquoi pas ?


C'est aussi à partir de la fin de cette décennie qu’émergent des formations dont les signatures assureront paix et prospérité au label. Ainsi, en 2008, Blood Ceremony, enfant bâtard canadien de Black Sabbath et Jethro Tull  nous livre un premier album évoquant une balade dans la forêt de Brocéliande où des hippies occultes chantent des louanges à Lucifer ou Tony Iommi. En 2009, les Japonais complètement cinglés et addicts aux serial-killers de Church Of Misery déboulent avec un doom plus groovy que tous les groupes de stoner de la côte ouest réunis. Quant à Grand Magus, ils proposeront un heavy metal de bon goût, épique, et plus crédible que Manowar avec le puissant Iron Will.


Mais il va falloir attendre 2010 et la sortie de l'Opus Eponymous d'une bande de goules encapuchonnée de Suède pour que tous les yeux se tournent vers le label anglais. En effet, le premier album de Ghost va assurer un retour en grâce à une scène peu populaire jusque là, ouvrant ainsi à Rise Above les portes de la gloire. Mais Dorrian, comme à son habitude, préfère rester en retrait, et sentant les ambitions de Papa Emeritus pharaoniques, leur propose de voler de leurs propres ailes, histoire de se concentrer de son côté sur ses nouveaux poulains. Ces efforts n'auront pas été vains pour le groupe non plus, car comme le prônait Lee dans une interview à Noisey, cela leur aura donné une crédibilité immédiate, et le fait que les petits derniers d'une écurie underground rimant depuis vingt ans avec qualité soient propulsés en tête des nouvelles coqueluches du metal n'en est qu'un exemple.


De plus, le big boss est assez occupé. Il faut dire qu'il a prévu de mettre fin à Cathedral en beauté, tout d'abord avec une tournée d'adieux dantesque sous le signe de l'hommage à Forest Of Equilibrium, et surtout avec un ultime chant du cygne : l'excellent The Last Spire. Retour aux sources mais-pas-que, l'album reste surprenant dans son classicisme notamment avec de nombreux passages d'orgues hérités du précédent opus, ainsi que la présence d'invités de qualité comme Scott Carlson de Repulsion à la basse, Chris Reifert d'Autopsy sur "Cathedral Of The Damned" et les superbes chœurs hypnotiques de Rosalie Cunningham de Purson (petits derniers de Rise Above).


Une belle manière de dire adieu à une scène qui se retrouve orpheline d'un de ses géants.  Ce qui ne prive pas ses membres de continuer à faire péter les canons du doom dans d'autres formations, puisque Gaz Jennings et Lee se sont recroisés dans le trop timide Septic Tank, projet thrash crado des plus jouissifs Et quand deux anciens Electric Wizard viennent toquer à la porte du label à la recherche d'un groupe, c'est de nouveau Lee qui propose ses services pour hurler dans ce qu'il veut comme un des albums les plus bruts, heavy et nihilistes possible. Pari réussi puisque With The Dead cogne sec sur une scène trop lisse et se permet également le luxe d'enterrer le dernier album du magicien électrique, parti la queue entre les jambes chez les concurrents.


En résumé, qu'espérer de l'avenir de Rise Above ? Beaucoup si on en croit Dorrian, toujours en interview, qui cherche aujourd'hui à mettre en avant la qualité à la place de la quantité. Et effectivement, hormis Beastmaker et Tarkuus (du doom-prog ? j'en reprendrai avec plaisir) pas grand chose de nouveau. Une suite pour With The Dead ? Mark Greenings a quitté le navire mais le groupe a fait sensation au Roadburn et au Hellfest cet été.

Allez Lee, tu finiras bien par nous sortir ton album de doom-jazz-zouk un de ces quatre et on en oubliera les dernières bavures comme The Oath et Lucifer.
Promis, juré ... parole de Captain.

Consécration suprême, Lee devient l'un des parrains de l'édition 2016 du meilleur festival au monde

Ci joint dessous, l'interview de Noisey dont sont tirées certaines des citations de l'article : 
http://noisey.vice.com/blog/lee-dorrian-interview-2015