lundi 29 août 2016

Le Cabinet du Docteur Slapstick : rock stars et jeux vidéo (2/2)

Et nous continuons notre tour d’horizon autour des rencontres entre rock stars et jeux vidéo. Si la première partie faisait principalement étalage des déclinaisons d’univers musicaux en produits dérivés plus ou moins boiteux, la sélection qui suit va davantage se concentrer sur la chose vidéoludique en tant que pont entre les différentes formes d’expression artistiques.



11. Prince Interactive (1994) de David Nichols / Grafix Zone

En 1993, Myst débarque sur PC et marque à jamais l’histoire du jeu vidéo de son empreinte avec son atmosphère onirique et son approche narrative allant à l’encontre des attentes du joueur, sans parler de ses énigmes retorses. Véritable célébration du format CD-ROM (avec son prédécesseur The 7th Guest), le célèbre jeu d’aventure des frères Miller aura également ouvert la boîte de Pandore des créations poético-arty baladant le joueur dans des univers reflétant la psyché des auteurs de tout poil. Parmi ces clones engendrés, on y trouve le chanteur Prince qui décline ici son imagerie en un jeu prétexte à l’exploration. Le but est de retrouver les 5 morceaux de son symbole Love éparpillés dans les différentes pièces de la version fantasmée de Paisley Park, tout en débloquant au passage des clips, des chansons inédites et autres documents d’archives qui font de ce Prince Interactive un objet indispensable aux fans… pour peu qu’ils aient un émulateur d’ancien système Windows pour le faire tourner.



12. Laurie Anderson’s Puppet Motel (1995) de Laurie Anderson et Hsin Chien Huang / Voyager

Artiste multimédia ayant fréquenté les plus grands musiciens d’à peu près tous les horizons (Jean-Michel Jarre, Brian Eno, Peter Gabriel, Lou Reed, Philip Glass, John Zorn, etc.), Laurie Anderson fait tout naturellement partie de cette liste, bien qu’on tende ici à s’éloigner du jeu vidéo au profit de l’expérience audiovisuelle interactive pure. Il n’y a pour le coup aucun but à atteindre, si ce n’est plonger à corps perdu dans le monde de l’artiste, avec ses œuvres, ses thématiques et ses influences, le tout dans une ambiance lynchéenne en diable. On démarre dans une chambre d’hôtel inquiétante dont on explore les recoins à la lampe-torche, guidé par des bribes de voix chuchotantes, avant de manipuler les instruments trafiqués de l’artiste ou une planche de ouija pour composer des poèmes. Autant d’images et de sons à découvrir avec un casque aux oreilles, un émulateur Windows 95 et un clic ici : https://archive.org/details/puppet-motel-1998




13. The Residents : Bad Day on the Midway (1995) de Jim Ludtke et The Residents / Inscape

Tout comme pour Laurie Anderson, l’absence des Residents dans cette liste aurait été surprenante étant donné leur statut de pionniers dans l’utilisation des technologies numériques en matière de créations audiovisuelles. Après les CD-ROM de Freak Show et Gingerbread Man sortis en 1994, Bad Day on the Midway a la particularité de ne pas être une extension multimédia d’une œuvre musicale préalable, mais bien un concept à part entière. David Lynch (encore lui, tiens) devait même en faire une série télé à l’époque mais la chose n’a pas abouti. Vous commencez la partie avec Timmy, un gamin innocent qui décide de passer une journée dans un parc d’attractions sordide qui tombe en ruines et dans lequel vous allez rencontrer une galerie de personnages tous aussi névrosés les uns que les autres. Libre à vous à chaque rencontre de changer de personnage afin de découvrir ses pensées les plus intimes (qui s’affichent en bas de l’écran) et d’avoir accès à certains endroits qui vous étaient interdits jusqu’à présent. Mais la mort rôde et votre but est de survivre à cette journée, de découvrir la fin associée au personnage que vous incarniez à ce moment-là… avant de recommencer le jeu jusqu’à l’épuisement. Car tout l’intérêt de Bad Day on the Midway est de reconstituer le puzzle narratif imaginé par les Residents et les différents liens entre les personnages, mais aussi de se régaler devant les créations d’artistes dissimulées dans chacune des attractions avec parmi elles les travaux de Leigh Barbier, Richard Sala et Dave McKean. De plus, nous avons eu droit en France à un doublage particulièrement soigné avec des grands noms comme Gérard Surugue, Bernard Lanneau ou Éric Legrand… et même Anémone ! À défaut de pouvoir rejouer à cette VF, vous pourrez toujours trouver la VO ici : https://archive.org/details/bad-day-on-the-midway. Sinon, l’album Have a Bad Day peut aussi vous donner une idée de son atmosphère générale… avec des arrangements légèrement différents toutefois.




14. Devo Presents Adventures of the Smart Patrol (1996) de Gerald V. Casale, Charles Payne et Brian Speight / Inscape

Restons du côté d’Inscape – déjà éditeur de Bad Day on the Midway – qui a développé en interne ce jeu consacré à l’univers du groupe Devo en collaboration avec le bassiste et chanteur Gerald Casale. Le monde dytopico-délirant de Spudland est menacé par un singe-dinde mutant prêt à répandre un terrible virus du nom d’Osso Bucco Myelitis. À bord de votre Spudmobile, vous devrez vous rendre dans un lieu précis pour recueillir des indices tout en tenant compte du temps qui passe. En effet, certains endroits ne sont accessibles qu’à une heure précise tandis que certaines actions peuvent également vous retenir pendant une durée déterminée ; à vous de découvrir comment fonctionne ce monde pour explorer les différents lieux en utilisant le temps à votre avantage, tout en évitant le singe-dinde dont le virus peut ralentir votre progression (jusqu’à vous transformer en légume si vous ne faites rien). Inutile de dire que le groupe en a profité pour caser certains de ses vidéo-clips ici et là et que la bande-son sur CD a eu globalement plus de succès que ce jeu passé inaperçu. Mais encore une fois, pour les possesseurs d’émulateur, c’est par là : https://archive.org/details/adventures-of-the-smart-patrol




15. Quake (1996) de John Romero, Sandy Peterson, American McGee et Tim Willits / id Software

La contribution de Trent Reznor à la bande-son de Doom 3 s’étant soldée par un rendez-vous manqué, il n’était que justice de rappeler dans cette liste le précédent travail du leader de Nine Inch Nails dans le domaine vidéoludique. Et pas n’importe lequel, puisque nous parlons des bruitages et des atmosphères sonores du jeu qui a fait basculer le first person shooter dans l’ère de la 3D animée en temps réel au point de devenir le nouvel étalon-mètre du genre ; de doom-like, on passe à quake-like et c’est toute une génération de FPS joués en solo ou en réseau qui voit le jour. Pour le premier Quake, on a droit à une plongée dans un univers malsain fait de haute technologie et d’architecture médiévale. On progresse en se taillant un chemin à la hache ensanglantée, aux classiques fusil et lance-roquette, mais aussi au fusil à clous dont les boîtes de munitions sont frappées du logo de Nine Inch Nails. Côté son, on a droit à des atmosphères qui transpirent la moisissure et la rouille avec ces bruitages caverneux et acérés. Un bel exemple de mariage réussi avec l’univers du rock qui s’est poursuivi sur Quake 2 avec un thème composé par Rob Zombie.




16. Peter Gabriel’s Eve (1997) de Michael Coulson / Real World Multimedia

Dans la lignée des Myst-like réappropriés par les musiciens rock de l’avant-garde, Peter Gabriel’s Eve est probablement celui qui pousse l’exercice le plus loin. Déjà auteur d’un Xplora 1 en 1993, Peter Gabriel profite du format CD-ROM pour y mettre toutes les influences qu’il peut, qu’elles soient d’ordre artistiques ou philosophiques. En tout, c’est près d’une soixantaine de collaborateurs (peintres, sculpteurs, écrivains, psychanalystes…) qui se sont rassemblés pour former une version surréaliste de la Genèse. Eve disparaît, laissant Adam seul au milieu d’un paysage boueux qu’il va falloir examiner pour en découvrir les recoins, interagir avec les éléments audiovisuels pour faire émerger le Monde du Jardin, le Monde du Profit et à terme le Monde du Paradis. Le tout est comme on s’en doute prétexte à une réflexion sur les rapports humains distillée dans un mille-feuilles sensoriel aux énigmes tordues… avec au passage, la possibilité de récupérer des samples de la musique de Gabriel pour pouvoir les remixer à sa guise. Comme quoi, si le gars a par la suite travaillé sur quelques morceaux pour la saga Myst, c’est qu’il y avait bien une raison.

Peter Gabriel's EVE (Realworld, 1997) from Eastern Mind on Vimeo.



17. Queen : the eYe (1998) de Richard Ashdown / Destination Design

Projet aussi ultra-ambitieux que peu connu, Queen : the eYe fait partie des derniers jeux à avoir été vendu pour DOS… en 1998. La faute à un développement ayant traîné en longueur pour en arriver à une promotion discrète et des ventes décevantes. Étalé sur pas moins de 5 CD, le jeu reprend le même scénario que Revolution X, à savoir l’histoire d’un gars qui entend faire revivre la musique d’un groupe au sein d’un univers dystopique ayant banni la créativité. Vous remplacez Aerosmith par Queen, la méchante par un super-ordinateur appelé The eYe et le rail shooter par un gameplay à la Resident Evil… mais davantage orienté beat ‘em up avec une maniabilité confuse, la faute à un trop grand nombre de touches. Dans le rôle de l’agent Dubroc, vous devez survivre dans l‘Arène, équivalant télévisuel des jeux du cirque romain dont le design monumental est inspiré de l’univers musical de Queen… dont les morceaux constituent évidemment la bande-son. D’ailleurs, outre les données du jeu, les CD comportent des versions instrumentales remixées des standards du groupe. Avis aux fans, donc : http://www.abandonware-france.org/ltf_abandon/ltf_jeu.php?id=1807




18. Omikron : The Nomad Soul (1999) de David Cage / Quantic Dream

Qui aurait cru un jour que David de Gruttola, ancien compositeur pour Cryo Interactive (notamment pour l’inénarrable Timecop sur Super Nes !), allait devenir l’un des game designer les plus hype de ces dernières années sous le nom de David Cage avec la fondation de son studio Quantic Dream en 1997 ? Première création sortie de cette écurie, Omikron : The Nomad Soul se veut à la fois le prototype du genre de jeu que Cage souhaite imaginer mais aussi une œuvre totale mêlant exploration dans un univers étendu, baston et first person shooter. Un policier du nom de Kay’l vous demande de l’incarner pour poursuivre l’enquête de meurtres en série qu’il menait ; vous vous retrouvez alors dans la peau de l’officier, au beau milieu d’un monde dont vous ignorez les règles… avec la capacité de transférer votre âme dans d’autres personnages afin de découvrir leurs secrets. Bref, le dispositif de Bad Day on the Midway élevé à grande échelle ! Le tout fut savamment orchestré avec une promotion autour de David Bowie qui a co-signé la BO du jeu en plus d’apparaître sous les traits d’un personnage. Après la mort de ce dernier en janvier 2016, le jeu a été distribué gratuitement pendant quelques jours par Square Enix en guise d’hommage.




19. Iron Maiden – Ed Hunter (1999) de Synthetic Dimensions

En 1999, le groupe Iron Maiden sort le double best-of Ed Hunter auquel vient s’ajouter un troisième CD et pas des moindres, puisqu’il s’agit d’un jeu vidéo. Un cas suffisamment rare dans l’industrie musicale pour être signalé. Nous avons droit à un rail shooter qui vous fait incarner Ed, la mascotte du groupe, chargé de dégommer du monstre dans un univers glauque à souhait entre ruelles sinistres, asile psychiatrique, tombe d’un pharaon égyptien et ville du futur. D’un point de vue technique, le jeu est en retard avec des graphismes 3D ultra-compressés et hideux, et le tout est tristement générique et répétitif. Franchement, que peut-on dire de plus ?



20. Kiss : Psycho Circus : The Nightmare Child (2000) de Third Law Interactive

Et quoi de mieux pour achever ce panorama que d’aborder une mise en abyme ? On termine sur une adaptation vidéoludique d’une bande dessinée elle-même adaptée de l’univers d’un groupe de rock : celle de Kiss, dont les maquillages caractéristiques ont constitué la base d’un comic de Todd McFarlane appelé Kiss Psycho Circus. Et nous voici dans un quake-like à l’ancienne, à base d’imagerie grotesque et d’IA basique compensée par des ennemis nombreux. Le jeu est divisé en 4 mondes, chacun dédié à l’un des 4 éléments avec à la clé le fameux costume de Kiss que le joueur doit rassembler pour booster ses capacités. Et le tout fut accueilli honorablement à sa sortie.

Parce qu’ils appartiennent à une culture déjà établie et a priori étrangère au jeu vidéo, les rock stars constituent une matière à part dans la conception de jeux en mobilisant leur musique, l’image qui en découle auprès de leur public, leur psyché etc. Autant d’éléments devant être transposés en termes vidéoludiques et générant ainsi des réappropriations qui donnent pleine mesure au monde du jeu vidéo comme laboratoire d’expérimentations narratives… avec certes pas mal de ratages, mais des ratages ayant ce je-ne-sais-quoi de fascinant. Peut-être est-ce cette notion d’absolu portée par ces icônes de la musique qui tentent de conquérir un autre domaine, persuadé de rallier les fans sur leurs seuls noms, avec un côté « ça passe ou ça casse » plus intense que jamais. Et de la bizarrerie de ce tonneau, j’en veux bien.