lundi 12 décembre 2016

Apollo 440 et le chat qui descendait l'escalier


Évoluant dans le domaine de la sphère électro, il était difficile – voire impossible – pour votre serviteur de passer à côté de ce qui fut probablement l’un des genres les plus populaires de ce domaine, celui-là même qui a su réconcilier en un seul mouvement les adeptes du séquençage sonore et les amateurs de l’énergie brute du rock’n’roll. Déluges de guitares, rythmiques acérées et samples à foison, le big beat a marqué la seconde moitié des années 90 en s’érigeant en pur manifeste de la démesure musicale, brassant toutes les influences possibles et imaginables au service du fun avant tout. Et le résultat fut une énorme percée commerciale pour l’électro par les majors qui ont flairé le potentiel et ont élevé le big beat en objet fédérateur, véhiculé par les albums bien sûr mais aussi par les bandes-son de films, de séries et d’émissions télé.

Bref, un trop-plein musical doublé d’un trop-plein promotionnel qui était voué à se tasser sur lui-même, à rester bloqué dans le paysage culturel de la fin des années 90. Le nouveau millénaire allait s’avérer trouble et hésitant pour un genre saturé devenu synonyme de lourdeur… et pourtant subsistait toujours une certaine créativité rendant encore plus ténue la frontière qui sépare le sublime du médiocre. Et pour cela, nous allons nous écarter des têtes de gondoles que sont The Chemical Brothers, The Prodigy, Fatboy Slim et Propellerheads pour descendre chez les seconds couteaux, niveau Freestylers et Death in Vegas ; autrement dit, chez ceux qui ont su conserver une solide notoriété… tout en ayant été un peu oubliés. Dans la famille « le commercial, c’est pas si mal », je demande Apollo 440 (prononcez four-forty).

Cette formation à géométrie variable, articulée autour des frangins Trevor et Howard Gray et de leur comparse Noko, fait partie de ces groupes dont vous avez déjà entendu la musique sans le savoir. Surtout si vous avez passé des heures sur votre Playstation 1 avec Rapid Racer, Fifa 2000 ou Gran Turismo 2 ou encore que les premiers films Spiderman, Resident Evil ou Charlie et ses drôles de dames fassent partie de votre panthéon cinématographique perso. Ajoutez à cela le fait qu’Apollo 440 soit un grand habitué du remix sur la scène internationale, que ce soit pour Jeff Beck, U2, Robbie Williams, Puff Daddy, Lenny Kravitz, Jean-Michel Jarre et plein d’autres, et vous obtenez un groupe fortement implanté dans le paysage culturel mainstream, avec un succès public bien réel même si côté critique, la chose était moins bien entendue. Il faut dire que leurs changements de line-up et leurs directions musicales diverses n’ont pas contribué à leur forger une identité stable et une aura comparable à celle des Chemical Brothers et consorts. Résultat, malgré de belles ventes, Apollo 440 s’est longtemps traîné l’image de suiveur cherchant à bouffer à tous les râteliers. Et c’est quelque part ce qui en fait sa force…


Le groupe sort son premier album en 1994, Millenium Fever, qui concentre déjà leurs influences principales que sont la techno, le rock et l’ambiant même si son enrobage légèrement eurodance le date cruellement. C’est avec son essai suivant, Electro Glide in Blue en 1997 qu’Apollo 440 va asseoir sa réputation auprès du grand public avec le single Ain’t Talkin’ ‘bout Dub transformant Van Halen en scie drum’n’bass. Arrive deux ans plus tard son plus grand succès, Gettin’ High on Your Own Supply, dans lequel le groupe poursuit sa route entre le rock de stade mâtiné d’arrangements électro bourrins, le trip-hop cinématographique et l’ambiant rêveur. Et puis arrivèrent les années 2000 avec leur cortège de lassitude qui fit passer inaperçu le quatrième opus du collectif, celui par lequel votre cher Docteur a découvert leur musique : le double-album Dude Descending a Staircase.


Pour le grand amateur de cartoons que je suis, une pochette pareille – que l’on doit au peintre Anthony Ausgang – ne pouvait qu’accrocher mon regard avec ce détournement du Nu descendant un escalier de Marcel Duchamp en version Tom & Jerry psyché-déliquescente, couleurs saturées et effet néon en prime. Et le contenu musical a suivi…

Décliné en 2 CD de 9 titres chacun, l’album donne pleine mesure à l’éparpillement coutumier du groupe au point de le sublimer. Il y a vraiment quelque chose de jouissif à voir avec les oreilles une joyeuse bande de musiciens déglingués se jeter à corps perdu dans le too much avec une foi inébranlable. On entre dans le bousin comme on entrerait dans un cabaret ou une boîte de nuit du futur, où le modernisme et le kitsch s’entremêleraient aussi joyeusement que les genres musicaux convoqués, où les couleurs flashy déchireraient l’obscurité du bar, du dancefloor et de l’espace chill-out…


C’est ainsi que le CD1 s’ouvre sur du hip-hop enfumé (Dude Descending a Staircase) avant de basculer dans de la house progressive délicieusement clinquante (Hustler Groove). Succèderont à cette mise en bouche des tubes électro-rock basiques mais d’une redoutable efficacité (Disco Sucks, 1,2,3,4, Time Is Running Out), du déluge drum’n’bass à la Amon Tobin (Escape to Beyond the Planet of the Super Ape) et de la soul futuriste orchestrale (N’Existe Pas) ou robotique (Children of The Future). Chaque nouveau morceau nous emmène dans des territoires inattendus, entre énergie, étonnement et mélancolie.


Passé cette partie un brin énervée, le CD2 se veut plus reposant avec des ballades folk cristallines (Diamonds in the Sidewalk, Bad Chemistry), de l’ambiant doucereux (Rope, Rapture & the Rising Sun) et de la lounge à la limite de la putasserie (Something’s Got to Give, Christiane). Outre deux versions instrumentales (et légèrement raccourcies) de morceaux entendus sur le CD1, on trouvera au milieu de ce second volet l’imparable Bulletproof Blues, véritable tube en puissance.


Tout au long de ce double-album protéiforme, Apollo 440 s’empare sans vergogne des styles les plus porteurs de l’électro qu’il déploie avec ce sens de l’emphase qui a caractérisé la scène big beat. À l’aube des années 2000, cette créativité foisonnante a pris des allures de gros foutoir musical, aussi fonctionnel que débridé, qui réclame le droit de flirter avec le mauvais goût… mais sans jamais sombrer complètement dedans. Dude Descending a Staircase est un album malade qui déborde de tout ce qu’il entreprend en matière de genre musical, d’arrangements, de mélodies, de groove et d’énergie.

Maintenant, la question qui se pose est : aurais-je ressenti tout ça si la pochette avait été plus conventionnelle ? Rien n’est moins sûr…