Dans le désert, personne ne vous entendra prêcher… ou alors on n’entendra que vous, c’est au choix. Car si le désert se caractérise par l’absence humaine, cette sensation de vide qui englobe et absorbe celui qui s’y trouve, il suffira d’une seule aspérité, aussi petite soit-elle, pour mobiliser l’attention ; comme dans une composition picturale, le vertical émergeant de la ligne d’horizon l’emporte toujours sur l’horizontal.
Toutefois, nous ne parlerons pas ici d’aspérité comme salvation ou point de chute mais bien comme élément perturbateur. Où l’espace désertique devient harmonie, l’errance transe chamanique et le vide un épanouissant abandon de soi. Un espace rappelant que le vide n’est pas l’opposé de la musique mais bien son prolongement, où le silence est la toile blanche sur laquelle vont s’articuler les éléments pour former une œuvre.
Se dessinent déjà là certains éléments associés à la musique électro, entre la précision mathématique avec laquelle les sons et les rythmiques sont disposés et naturellement le caractère répétitif qui véhicule à son tour l’idée d’hypnotique et de méditatif. Ajoutons à cela la notion de "paysage sonore" et vous aurez compris qu’il sera ici question de minimalisme… même si le principal intéressé rejette ce terme pour définir sa musique.
C’est pourtant le premier mot qui nous vient à l’esprit à l’écoute des travaux du germano-chilien Ricardo Villalobos, tant ses morceaux se caractérisent par leur absolu dépouillement, renforcés en cela par leur longueur généralement élevée (comprenez une dizaine de minutes en moyenne)… avant que ne viennent s’ajouter progressivement de nouvelles sonorités pour un développement tout en nuances et constituer ainsi des œuvres infiniment plus complexes et fouillées que ce que laisse à penser la connotation du terme minimaliste.
Le gars naît en 1970 à Santiago du Chili et déménage à Berlin à l’âge de 3 ans avec ses parents fuyant le régime de Pinochet ; un changement de patrie qui n’affectera en rien l’environnement musical du jeune Ricardo, sa famille continuant d’écouter et d’acheter des disques de musique sud-américaine comme à leur habitude et d’assister à des concerts. Côté pratique : le jeune homme alors âgé de 10 ans jette son dévolu sur les percussions, déjà ravi à l’idée que de bonnes percus et une voix peuvent suffire à faire la fête. En parallèle, il découvre l’électro avec Kraftwerk, la new wave avec Depeche Mode, fait des mixtapes qu’il revend à ses camarades d’école pour s’acheter des disques avant de devenir DJ puis de composer ses premiers morceaux de house dans les années 90. Pourtant, ce n’est véritablement qu’en 2003 que celui-ci sera reconnu comme une figure majeure de l’électro avec son premier album intitulé Alcachofa.
Dans cet opus artichautesque, Villalobos radicalise son écriture, racle ses morceaux jusqu’à l’os pour n’en conserver que l’essentiel : un beat, un snare, une ligne de basse… déployés en boucle, dans une sensation d’infini. Héritant cette démarche de son passif de percussionniste, l’artiste rejette tout intellectualisme pour faire appel à l’émotion pure, au moment où l’esprit finit par quitter le corps pour aller flotter vers d’autres sphères. Bref, attirer le corps à partir d’une structure linéaire dépouillée avant de le happer en captant de nouveau son attention par l’ajout discret d’une nouvelle sonorité qui vient colorer, préciser le tout. Exactement à la manière d’un artichaut qui exige un minimum de patience pour en apprécier les saveurs et arriver jusqu’au cœur.
Entre sa démarche artistique et son fort penchant pour les substances opiacées, Ricardo Villalobos a les allures d’un shaman qui, se retirant de la civilisation, erre dans le désert pour accéder à un stade supérieur ; ce même désert qui, pour le profane, n’est qu’une simple étendue de sable à perte de vue mais dont la surface et les vallonnements sont innombrables, riches et d’une grande beauté pour qui sait voir. Ou entendre dans le cadre de cette musique qu’il continue d’expérimenter avec la même innocence sur ses autres albums comme Thé au Harem d’Archimède (2004), Vasco (2008) ou Dependent and Happy (2012). Sans parler de ses innombrables EP parmi lesquels on peut retrouver un morceau samplé sur du Philip Glass, comme quoi, le gaillard à beau s’en défendre, on en revient encore au minimalisme et à la pureté qu’il véhicule.
Plus inattendu en revanche est ce remix du Baba Yaga de Christian Vander dans lequel la célèbre comptine Am Stram Gram est transformée en hymne techno (!).
Privilégiant avant tout la clarté, la limpidité du message, Villalobos s’adresse à la tête et au corps, créant coup sur coup un cocon sonore rassurant dont il étend les contours, précis et flous, pour embarquer sans forcer son auditoire, dont les membres sont à la fois ensemble et face à eux-mêmes. Ici et là-bas, du côté de l’Atacama…