Après ces longs mois consacrés à la synthwave et au chiptune, il est maintenant temps pour l'aventureux staff des G-Spots de vaguer vers de nouvelles contrées musicales. Comme l'Amiral Animal l'a très bien dit dans un article annonçant le thème du mois : novembre c'est le vide, le froid, bref, la désolation. Une espèce de période de transition morose et humide dont les activités les plus stimulantes consistent à fleurir la tombe de papy Ghislain et à raquer taxe foncière et redevance télévisuelle. Preuves, s’il en fallait encore, de l'insondable degré de nullité du onzième mois de l'année. Histoire d'échapper au marasme post-rentrée et pré-Noël, les G-Spots ont décidé de s'octroyer une petite traversée des déserts bien méritée.
Pour
ma part, au lieu de passer cette funeste période de novembre à me
morfondre dans l'antre de mon plumard, j'ai décidé de consacrer mon
temps et mon énergie à des activités plus constructives en me
relogeant dans la discographie de l'un de mes groupes de
prédilection : Rotting Christ. Parce que ouais, après avoir
remué frénétiquement mon boule sur le dancefloor du Synthzilla
Festival, j'avais l'envie - le besoin ? - de me recentrer en
m'abreuvant de musique plus obscure, plus propice à l'introspection
et à la spiritualité.
Et s'il y a bien un groupe qui symbolise pour moi la quintessence de ce qui peut se fait de mieux en termes de metal extrême à tendance occulte et philosophique, c'est bien Rotting Christ. Depuis la sortie de Aealo en 2010, et surtout depuis Kata Ton Daimona Eaytoy, album sorti trois ans plus tard et qui en mit plus d'un sur le cul, Sakis Tolis, tête pensante du combo hellène, semble être animé par une volonté farouche de repousser à chaque nouvel opus ses limites personnelles. Rituals, sorti en février dernier - toujours chez Season Of Mist, cocorico - vient enfoncer le clou à grand coup de rythmes puissants et tribaux. Empreint d'une noirceur et d'un mysticisme de plus en plus palpable, Rotting Christ semble depuis quelques années être entré dans une nouvelle phase de sa carrière, une phase incroyablement immersive et, il faut le dire, envoutante en tout point.
C'est
donc avec beaucoup d’impatience que je me suis rendue, le 31
octobre dernier au CCO - à Lyon - pour assister au Bloodsheed
Rituals Tour, la tournée commune de Rotting Christ, Inquisition,
Mystifier et Schammasch.
Seulement voilà, je ne sais pas si la programmation était trop prometteuse, ou si tout simplement je deviens de plus en plus exigeante dans mes goûts, mais force est de constater que cette soirée m'a laissé un peu sur ma faim. Pourtant j'étais curieuse de découvrir un groupe comme Inquisition en live car je dois bien admettre que le black furieusement tordu de ce duo américano-colombien ne me laisse pas indifférente. En revanche, en live, c'est une toute autre histoire: la musique d'Inquisition m'a ici paru confuse, mal construite et mal exécutée, comme noyée sous un déluge de sons et de blasts inaudibles.
Pareil
pour Mystifier. Bien que leur musique ne m'a jamais franchement
parlé, j'avais envie de voir ce que ce groupe phare de la vague
black brésilienne de la fin des années 80 - début 90 donnait sur
scène. Avec ses bracelets à clous et son maquillage noir
dégoulinant, Mystifier a tout l'attirail, que dis-je, l'uniforme du
groupe de black type. Alors sans doute qu'à un moment donné tout
cela avait un vrai sens, qui plus est au Brésil, et en aucun cas je
ne remets en question la sincérité de ces mecs-là, mais j'avoue ne
plus être très sensible à ce type de fioritures. Là, j'avais
juste l'impression d'écouter un énième groupe de black bloqué au
début des années 90 qui se contente de brosser le blackeux de base
dans le sens du poil.
Pour
ce qui est de Schammasch, groupe suisse qui a ouvert la soirée, rien
de fou-fou non plus. J'étais tombée un peu par hasard sur Triangle,
leur dernier album et sans crier au génie (faut pas déconner), je
leur avais trouvé un p'tit quelque chose de pas inintéressant. Mais
en live, c'était moyen. Alors ouais, y a eu des moments sympas,
vaguement planants, mais... c'était propre, lisse et finalement très
prévisible dans sa façon de créer des ambiances occultes.
Alors
au milieu de tant de déception, la prestation de Rotting Christ
s'est évidemment démarquée du reste de la programmation. Sans
surenchère ni fioriture, sans corpse-paint ni bracelets à clous,
voilà un groupe qui a toujours su imposer une aura véritablement
mystique et ritualiste. Dépouillée des apparats parfois très
"folklo " du black metal, la musique de Rotting Christ m'a
toujours semblé à la marge d'une majorité.
Tout
en étant très sombre et pesante, la prestation du groupe n'en a pas
moins été fédératrice. Avec ses sonorités orientales et ses
rythmes très massifs et primitifs, le pit, auparavant plutôt
statique, s'est très rapidement pris dans le jeu de cette belle
communion occulte. On est loin, très loin, des prestations ultra
millimétrées et froides des autres groupes.
Cette
soirée en demi-teinte aura au moins eu le mérite de me conforter
dans l’admiration que je voue à Rotting Christ et aux ambiances
fascinantes que le groupe arrive à développer que ce soit sur
scène ou à travers ses albums.
De
retour dans ma grotte, je me suis donc attelée à l'écriture de cet
article, mi-live report mi-chronique d'album, en me replongeant avec
délectation dans les périodes du groupe les plus intéressantes, du
moins celles qui m'inspirent le plus : les premières années et les
dernières ; en gros, les trois premiers albums et les trois
derniers. Vous le verrez, j'ai donc fait l'impasse sur certains
albums du groupe que je juge plus faibles et plus "passe-partout". Car en l'occurrence, là, ce qui nous intéresse
c'est la portée contemplative et métaphysique du groupe. Oui, rien
que ça.
Voilà maintenant presque trente balais que les frères Tolis (Sakis à la guitare et au chant et Themis à la batterie) portent fièrement l’étendard du metal extrême grec avec d'autres groupes pionniers comme Necromantia et Varathron. Formé en 1987 à Athènes alors que ces deux là n'étaient âgés que de 15 et 13 ans, les deux premières démos du groupe vont rapidement interpeller par-delà les frontières de la Grèce. La seconde démo du groupe, Passage To Arcturo, sorti en 1991 va plus particulièrement retenir l'attention d'un certain Euronymous qui, en plus d'entretenir une correspondance assidue avec Sakis Tolis, souhaitait également signer Rotting Christ sur son label Deathlike Silence Productions. Bon, entre temps le père Varg et son couteau sont passés par là et on connait la fin de l'histoire. Et franchement, cet EP avait de quoi apostropher et séduire un mec comme Euronymous dont l'ouverture d'esprit musical n'est plus à prouver. Exit les influences trop grind que l'on pouvait retrouver sur la première démo du groupe (Satanas Tedeum, 1989), Passage To Arcturo, beaucoup plus dark et ténébreux dans son essence, posera, certes avec encore un peu d'approximation et de maladresse, le premier pilastre de ce que deviendra par la suite le temple Rotting Christ.
The Mystical Meeting – Passage To Arcturo (1991)
Quant
aux trois premiers albums du groupe, Thy Mighty Contract (1992), Non
Serviam (1994) et Triarchy of the Lost Lovers (1996), ils viendront
parfaire l'édifice. En pleine période « true norvegian black
metal » et son héritage finalement très punk, Rotting Christ
développe là une approche beaucoup plus atmosphérique qui, pour
des questions de goût, m'apparait également plus subtile. Avec ses
riffs à la fois épiques et mélancoliques, ses nappes de synthé
brumeuses, ses rythmes lents et cette voix d'écorché vif, il plane
sur ces trois albums le spectre du gothisme et du romantisme.
Immersive à souhait, la musique de Rotting Christ, dans l'imaginaire
qu'elle développe, donne l'impression à l'auditeur d'errer seul
dans des paysages désolés et crépusculaires. La parfaite bande son pour un
vagabondage imaginaire à travers les toiles de Caspar David
Friedrich ou d'Arthur Böcklin.
L'Abbaye dans une forêt de chênes - Caspar David Friedrich.
Ce spleen lattant, cette charge
véritablement émotionnelle et presque à fleur de peau qui émane de
cette première partie de la carrière de Rotting Christ constitue
pour moi le principal point de rupture par rapport aux ambiances très
austères d'une bonne majorité de la production black – scandinave
notamment - de l'époque.
Les
deux albums suivants, A Dead Poem (1997) et Sleep of The Angels
(1999), je l'évoquais, m'apparaissent un peu moins audacieux que le
début de carrière très prometteur de Rotting Christ. Globalement
moins abouties, les compositions y sont aussi plus faibles et le son
très nébuleux qui portaient majestueusement les premiers albums a
été remplacé ici par une prod beaucoup plus lisse et calibrée.
Après
ce bref manque d'inspiration, Rotting Christ signe un retour à des
ambiances plus obscures avec Khronos, sorti en août 2000. Empreint
d'une identité beaucoup plus marquée que sur les deux albums
précédents, les morceaux qui composent cet opus sont aussi beaucoup
plus cohérents les uns par rapport aux autres, formant ainsi un
univers plus riche et plus complet.
Art Of Sin – Khronos (2000)
Athanati Este – Sanctus Diavolos (2004)
In Yumen-Xibalba - Kata Ton Daimona Eaytoy (2013).
Détails du panneau droit de Le Jardin Des Délices, Jérôme Bosch.
Genesis
et Sanctus Diavolos, sortis respectivement en 2002 et 2004 sont des
albums qui, là encore, dans la discographie très riche de Rotting
Christ, m'apparaissent plus dispensables. Malgré quelques perles –
dont le tubesque "Athanati Este" - , les morceaux de ces albums ne sont pas très marquants et peut-être plus caricaturaux
dans leur manière d'aborder l'occultisme. Certes plus transitoires,
ils auront néanmoins l'immense mérite d'introduire dans la musique
de Rotting Christ des sonorités et des influences orientales.
Il
faudra attendre Theogonia, sorti en 2007, pour retrouver chez Rotting
Christ des morceaux plus maîtrisés et des ambiances plus abouties.
De part son son ultra massif, les morceaux qui composent
cet albums préfigurent la puissance titanesque qui sera à l’œuvre
par la suite. Que ce soit pour son aura très primitive ou pour sa thématique – axée ici sur la
mythologie mésopotamienne - , je vois Theogonia comme une espèce de
préquelle, l'ébauche des trois albums suivants.
Nemecis, Theogonia (2007)
Aealo, sorti en 2010, avec ses rythmes martiaux, son riffing tantôt très brut, tantôt plus épique, viendra enfoncer le clou en plongeant l'auditeur au beau milieu d'une guerre mythologique. Malgré son côté très implacable, très guerrière, la musique de Rotting Christ vient prendre un virage plus explicitement ethnique, grâce notamment à l'apport d'un chœur traditionnel grec.
Aealo, sorti en 2010, avec ses rythmes martiaux, son riffing tantôt très brut, tantôt plus épique, viendra enfoncer le clou en plongeant l'auditeur au beau milieu d'une guerre mythologique. Malgré son côté très implacable, très guerrière, la musique de Rotting Christ vient prendre un virage plus explicitement ethnique, grâce notamment à l'apport d'un chœur traditionnel grec.
L'album
se conclue par le terrifiant "Orders Of The Dead", une reprise de
Diamanda Galas. Ce morceau, cette oraison funèbre et mystique
déclamée avec fureur par la déesse Galas, tranche radicalement
avec le reste de l'album et annonce ainsi le virage très dark pris sur Kata Daimona Eaytoy.
Orders Form The Dead, Aeolo (2010)
Justement
on y vient ! Au moment de sa sortie en 2013, Kata Daimona Eaytoy
a su créer autour de lui comme un espèce élan d'unanimité de la
part du public comme des critiques. Il faut dire que cet album avait
de quoi mettre tout le monde d'accord. Plus atmosphérique et
gothique, il est un voyage à travers les vestiges des civilisations
maya - "In Yumen-Xibalba" -, inca - "P'unchaw kachun – T"uta kachun" -,
une plongée dans le folklore russe, roumain – "Русалка", "Cine
iubeşte şi lasă" - et dans la poésie perse - "Ahura Mazdā - Aŋra
Mainiuu" -. A travers cette immersion totale dans les mythes et
les légendes de différents peuples, cet album donne l’impression d'explorer les catacombes du monde.
Cette
dimension multiculturelle et très référencée est, une fois
encore, prépondérante dans Rituals. Elle en est, pour ainsi dire, son
fil conducteur et l'analyse de cet album ne serait pas complète si
je ne passais pas en revue toutes les influences brassées par les
onze morceaux qui le composent.
Rituals
s'ouvre donc sur "In Nomine Dei Nostri", une magistrale messe noire
jouée en l'honneur de plusieurs divinités démoniques et/ou
créatrices de la nature et du cosmos que l'on retrouve dans
différents polythéismes.
Dans une tradition plus chrétienne, "Ze Nigmar", second morceau de l'album, se réfère aux sept dernières paroles (en langue araméenne) scandées par le Christ au terme de son martyr sur le Croix.
Dans une tradition plus chrétienne, "Ze Nigmar", second morceau de l'album, se réfère aux sept dernières paroles (en langue araméenne) scandées par le Christ au terme de son martyr sur le Croix.
S'en
suit "Elthe Kyrie" et ses tirades incantatrices qui s'inspirent de
l’œuvre du poète antique Euripide. L’interprétation très
incarnée de Danai Katsameni, une actrice du théâtre national grec,
donne à ce morceau une vraie dimension tragique.
Pour
"Apage Satana", l'une des chansons les plus occulte de l'album et qui
en live prend véritablement la forme d'un sabbat, Sakis Tolis dit
s'être inspiré d'un rituel d'exorcisme de la liturgie orthodoxe.
Avec
"Les Litanies de Satan", mise en musique du fameux poème de Charles
Baudelaire, l'univers déjà très vaste de Rituals vient s'enrichir
d'une touche plus romantique. La déclamation de cette ode éclatante
et révoltée a été confié à Vorph, chanteur et guitariste de
Samael qui, de sa voix grave et puissante, porte majestueusement les
vers sulfureux de Baudelaire.
La Chute de Lucifer, Gustave Doré.
Quant
au morceau "For A Voice Like Thunder", il fait évidemment référence
au poème éponyme écrit par William Blake. Ce classique bouleversant
de la littérature anglaise nous plonge dans la furie destructrice du
champ de bataille. C'est au très classieux Nick Holmes - du non moins
classieux Paradise Lost - à qui il revient de narrer cette poignante complainte qui fustige l'absurdité
de la guerre et condamne ceux qui en sont les responsables.
Alors que "Konx Om Pax", l'un des morceaux les plus chaotiques de l'album, s'inspire d'un rituel de l'ancienne religion grecque, "Devadevam", entièrement écrit en sanskrit, évoque quant à lui des ambiances hindouistes plus zen et méditatives.
Les racines grecques du groupe sont de nouveau mises à l'honneur avec "Tou Thanatou", chant traditionnel dédié à Charon, et "The Four Horsemen" - en référence aux cavaliers de l'apocalypse -, une reprise d'Aphrodite's Child aussi inattendue que savoureuse.
Enfin, Rituals
vient se conclure sur une note beaucoup plus brutale et rugueuse avec "Lok'tar Ogar", dont le titre est une occurrence belliqueuse empruntée au langage orque de l'univers de Tolkien. Morceau véritablement dantesque, presque terrifiant, il semble convoquer les images
fantasmagorique des damnés qui infestent les tableaux de Jérôme
Bosch.
Chaque
morceau qui compose cet album est le chapitre d'un grimoire.
Ils sont des cultes, des rituels qui explorent les savoirs
souterrains des mondes anciens. Cette démarche de « connaissance
par les gouffres » - pour reprendre à mon compte le titre d'un
livre d'Henri Michaux -, est annoncée par le personnage de la
pochette, que l'on retrouvait déjà dans le clip qui illustrait la
chanson Χ Ξ Σ sur l'album précédent. Les yeux clos et la peau craquelée
par la terre et l'argile, cette figure allégorique d'un passé
sous-jacent, semble tout droit sorti des entrailles de la terre.
Les mondes millénaires
que convoque Rotting Christ m'évoquent le mundus romain.
Ce rite d'origine étrusque raconte qu'au moment de la fondation de
Rome, Romulus creusa une fosse pour y jeter une poignée de terre
venant d'Albe, sa ville natale. Il invita ses confrères à en faire
autant, et ainsi, chacun jeta à son tour un peu de terre de sa
patrie d’origine. Cette cavité souterraine, ce puits de mémoires et de
savoirs ancestraux sur lequel Rome s'est construite, devait servir de
porte communicante entre le monde des vivants et celui des morts.
La musique de Rotting Christ fait
un éloge subtile et éthéré de ces mondes occultes. A l'heure où l'ésotérisme
nous est servi à toutes les sauces – que ce soit dans le metal
ou ailleurs -, voilà un groupe qui s’évertue à produire une musique
véritablement profonde et introspective. Et, dans une scène black metal encore très marquée par le folklore un peu balourd du satanisme LaVeyen, l'approche pleine de sagesse de Rotting Christ s'inscrit dans une tradition finalement très gnostique. Il existe toujours d'autres voies pour les hérétiques.