Phantom Of The Paradise sort en 1974, au milieu des grands écarts en lurex de Bowie et un an avant les porte-jarretelles de Tim Curry. En pleine explosion de paillettes du glam rock, Phantom Of The Paradise nous narre l'histoire de Winslow Leach, compositeur fort doué qui vend ses partitions à l'impitoyable maison de disque Death Records pour l'ouverture du Paradise, le club giga hype de son directeur : Swan. Sauf que, comme dans tout bon film de De Palma, rien ne va se passer comme prévu, et notre compositeur va bientôt se retrouver dépossédé de son œuvre, de sa muse.
Sans vous déflorer l'intrigue du film, Phantom Of The Paradise se pense comme une relecture paillettes et cocaïne de Faust. Notre héros, brillant mais peu à l'aise dans les codes musicaux de son époque, ira jusqu'à vendre malgré lui son âme à un producteur qui fricote avec le Malin.
Il y a beaucoup de lectures de Phantom Of The Paradise, et la première est l'esthétique qui tout au long du film se fait de plus en plus massive et léchée, catalyseur de la lente agonie intellectuelle et physique de Winslow Leach. Témoin de la seconde moitié des 70's, Phantom Of The Paradise bénéficie d'une photo hallucinante et d'effets visuels (incrustations, split sreens) qui traduisent bien l'ambiance moite et anxiogène du rock glamour et de son milieu.
En effet, le film nous fait la revue de l'industrie de la musique qui, trop sûre d'elle même, continue malgré tout à vendre du rêve empaqueté à la va-vite. De la réceptionniste des bureaux dignes de 2001 de Death Records, au personnage Swan complètement inspiré de Phil Spector, la galerie de personnages dépeinte dans le film ne peut que résonner comme un écho quand on connait l'effervescence parfois maladive qui entoure la production musicale de la fin des 70's.
Les personnages de De Palma trouvent tous une place bien particulière dans cette fresque : Phoenix, la chanteuse trop raffinée et trop douée pour espérer percer dans un monde de cocottes empapaoutées, mais malgré tout choisie par Leach pour interpréter sa cantate, est savamment interprétée par Jessica Harper (qui interprète elle-même les chansons du film, comme le reste du casting). De Palma nous montre un monde où le talent est, somme toute, une qualité accessoire, et où le pouvoir du "buzz" comme on l'appellerait aujourd'hui, prévaut sur une quelconque démarche artistique. Ce qui amènera bien sûr notre compositeur dans les méandres de l'Enfer.
L'autre personnage phare du film, c'est bien sûr Swan. Producteur mégalo librement inspiré de Spector comme dit plus haut mais également inspiré de Howard Hugues, il semble cristalliser tout ce que les 70's ont pu apporter à la musique : un génie certain, une mégalomanie qui semble nécessaire pour la création ainsi qu'une décennie qui s'est mordue la queue car trop prolifique. Au-delà du caractère surnaturel et occulte du personnage, Swan est l'ombre qui plane sur la création, et sur ceux qui ont besoin de moyens pour faire vivre leur musique. Juge intraitable sur ce qu'il entend, sorte d'Empereur dans son arène romaine qui peut condamner d'un pouce en bas une carrière, Swan se vautre également dans la mollesse de ceux qui ont réussi : la prise de risque devient inexistante, le confort se fait mortifère.
Là où Phantom Of The Paradise est véritablement un film culte, c'est qu'il dépasse le contexte temporel et culturel dans lequel il a été écrit.
On ne saura que se régaler d'une BO absolument parfaite, qui préfigure par moments le Alice Cooper qui déchainera les foules en décapitant des mannequins sur scène. La musique a été entièrement composée par Paul Williams, qui interprète également Swan. Double rôle parfait qui s'exprime hors et dans l'écran. On notera que Mr Williams est également un auteur compositeur reconnu et que De Palma l'a poussé à accepter le rôle de Swan, pour son physique particulier et également pour rendre le personnage plus crédible, Williams ayant travaillé avec des pointures telles que Bowie ou Streisand.
Phantom Of The Paradise est paradoxal : il interroge avec tendresse et avec un sérieux de tombe le mythe de l'artiste maudit, de la damnation éternelle mais également de la pureté de la création artistique. Avec ses démonstrations d'une esthétique glamour-occulte très 70's, le film nous met face à l'impact de l'artiste marionnette, avec par exemple l'excellent Beef (interprété par Gerrit Graham) marionnette inspirée mais en vogue, secouée jusqu'à la dernière goutte de sang et le dernier billet.
Plus qu'un film rock débridé, Phantom Of The Paradise a également marqué son époque: on raconte que George Lucas trainait alors beaucoup sur le tournage, glanant des idées ici et là pour sa nouvelle idée de film : La Guerre Des Étoiles... Le film s'empare également de toutes les références de la mythologie faustienne avec un talent esthétique rare qui frise toujours le kitsch sans jamais l'atteindre.
La musique est un art sacré qui peut changer le monde, comme dans les années 70. Mais cet art ne peut se passer des moyens de création, de distribution plus prosaïques et qui impliquent l'argent, la rentabilité. Une réflexion qui aujourd'hui a été retournée dans tous les sens, mais qui, sur la fin des années 70, semblait sonner comme une cloche de cimetière. Qui est réellement coupable de la chute, tel Lucifer se jetant dans le Styx, d'un artiste tel que Leach ? On pourra bien évidemment pointer du doigt une industrie musicale peuplée de vautours en cols blancs, mais le spectateur, en donnant vie à l’œuvre n'est-il pas également responsable?
Une œuvre d'art n'existe pas si on ne la regarde pas, de même pour un disque qui n'existe pas si personne ne l'écoute. Sommes-nous tous alors responsables du rise and fall sanglant de l'industrie musicale ? C'est au sein de ces considérations que Phantom Of The Paradise n'a pas pris une ride, et pourra aisément vous questionner sur notre rapport à la création artistique bénie et maudite à la fois, à sa représentation, et au drame d'une société d'hyper-représentation qui gagne, chaque seconde, du terrain.
Qui veut reconnaître et détruire un être vivant commence par en chasser
l'âme : alors il en a entre les mains toutes les parties.
Faust, 1806, Johann Wolfgang Von Goethe