mardi 12 janvier 2016

David Bowie : Facettes Exponentielles

J’aurais souhaité écrire cet article au présent.
Notre équipe souhaitait vous offrir, à l’occasion de la sortie de Blackstar, un mois Bowie. Et pour ma part, je souhaitais vous parler de l’image, des images de Bowie, le personnage, le musicien, le performer, l’acteur.

Malheureusement cet article s’écrira au passé.



Depuis ce 10 janvier, il va nous falloir regarder un monde sans David Bowie.
Il nous reste sa discographie exceptionnelle, bien sûr, et une empreinte indélébile dans la culture musicale, visuelle et intellectuelle qu’il n’est plus nécessaire de démontrer.
Regarder le monde sans Bowie, c’est aussi ne plus regarder l’homme. Car Bowie était bien évidemment un artiste qui s’écoutait, se vivait, se dansait, mais également un artiste qui se regardait.
L’importance du regard dans l’œuvre de Bowie est éclatante. Le regard, l’image et les images. Bowie était un homme de musique, mais aussi homme d’images.


« Time takes a cigarette… »

Sa disparition laisse un vide à la fois personnel pour tout un chacun, et un vide universel. Et cette disparition n’a rien d’un rock n’roll suicide, aussi grand qu’il ait été de son vivant, le Thin White Duke l’aura aussi été dans sa disparition, laissant derrière lui un album testament, transcendantal, d’une grâce éblouissante.
Bowie aura vécu comme il l’entendait, et sera parti de la même manière: avec élégance.
Quand on parle de l’artiste, on ne peut éluder la place du visuel dans son œuvre. On pense bien évidemment aux looks arborés tout au long de sa carrière. On doit également considérer la place du visuel dans l’univers Bowie, dans ses textes.


« Take a look at the lawman beating up the wrong guy »

Dès son Life On Mars en 1971, Bowie nous livre un texte éclatant, narrant une histoire. On savait Bowie capable de nous raconter des scénarios, et dans cette chanson, il nous narre de manière cinématographique une histoire, digne d’un storyboard musical. Le visuel prend une place fondamentale dans l’œuvre de Bowie et ce dès le début de sa carrière.
Chaque chanson de Bowie est écrite comme un mini script immersif. Souvent éclatant, parfois obscur, l’artiste voulait emmener son auditeur quelque part, et la force descriptive de ses textes éclate au visage.


« Planet Earth is blue and there's nothing I can do »

Cet attachement au descriptif traduit un sens aiguisé de l’observation et de la force poétique, et est également à mettre en écho à l’image de Bowie tout au long de sa carrière.
La succession quasi cyclothymique de looks chez Bowie est passée dans la culture populaire, et l’artiste est souvent réduit à ce dressing ambulant et frénétique.

Au-delà de la place centrale du costume chez Bowie, on peut s’interroger sur le rôle de l’enveloppe face au fond. Car quand l’artiste se livre, on peut parler d’enveloppe : le costume, le pseudonyme, le personnage inventé sont tout autant de moyens d’enrober la création fondamentale.
Bowie, en s’enveloppant, cherchait-il un moyen de faire se rapprocher son public de sa création, ou l’inverse? L’enveloppe servait-elle de rempart?
On peut déceler une grande pudeur dans l’œuvre de Bowie. Une pudeur toute paradoxale. Il semble que par ses personnages, Bowie se disséquait  face à son auditoire. Mais on peut également s’aventurer à dire que l’artiste a toujours su rester très discret quant à sa vie privée, jusqu’à sa récente maladie. Est-ce en se donnant sous toutes les coutures que l’on accède paradoxalement à une distance avec son public?

« Watch that man oh honey, watch that man »


C’est là que Bowie est à lui seul une question sur la culture populaire moderne, et sur la création artistique. Sa carrière est une succession de choix de position face à son personnage, ses personnages. Et tout au long de sa vie, l’artiste a su créer un prisme aux facettes exponentielles.

En nous donnant à voir sans ambages ces facettes, le personnage Bowie questionne l’existence même de l’artiste face à son public.
La Joconde n’existe en tant qu’œuvre, qu’image, que lorsqu’elle est regardée. Une fois les lumières éteintes, peut-on être sûrs que la toile a une existence? Il en va de même pour l’artiste, si personne ne le regarde, il n’existe plus.
La création ne vit que s’il y a un auditoire pour la recevoir, qu’elle l’apprécie ou non. De par son don visuel total à son public, Bowie nous disait que la création a besoin d’yeux pour exister, évoluer.
En se désexualisant à dessein, Bowie a su questionner notre rapport à l’image, donc au genre, tout au long de sa vie. Au-delà des questions de bas étage questionnant sa supposée ou non bisexualité, Bowie a finement cassé les cloisons entre sexualités, genre, masculin et féminin.
Bowie explose de sensualité trouble et morbide dans Furyo. Bowie s'hyper-sexualise dans Les Prédateurs.
C’est là que le génie Bowie éclate au visage : de par cette interrogation totale de l’image, l’artiste a su mettre presque malgré lui des débats de société fondamentaux au cœur de son œuvre. Questions qui ont abouties sans aucun doute sur des évolutions significatives dans le rock n’roll et dans la société.

Bowie n’avait pas besoin de hurler, il lui suffisait de murmurer.


«  Press your space face close to mine, love »

Blackstar est le premier album de Bowie où le visage de l’artiste n’apparait pas sur la pochette.
Volonté de se donner autrement à son public, en mettant son visage en retrait, pour donner paradoxalement une version de lui même plus fondamentale à son public, l’artiste sachant très certainement que cet album serait son dernier.
On l'appelle trop souvent et à tort un "extraterrestre", "homme caméléon"... Je pense pour ma part que Bowie était au contraire un individu au centre de son temps, de son espace, loin d'un schéma individuel unique. Et malgré les artifices, les costumes, les codes, les énigmes : un artiste généreux dans son art.
Bowie était multiple, Bowie sera multiple.

"You promised me the ending would be clear
You'd let me know when the time was now
Don't let me know when you're opening the door
Stab me in the dark, let me disappear."